La cachette à pain
24.10.10Nos repas sont toujours des moments très normés. Chacun sa place, papa patriarche en tête de table, maman à droite, et moi à gauche. Du tiroir de la table en formica rouge, je sors les trois serviettes à carreaux roulées dans des ronds de bois. Il y a la verte, la mauve et la bleue entourée d’un rond verni et peinturluré de fioritures réalisées de mes mains d’écolier. Je mets le couvert, le verre à vin pour papa, deux verres à eau, le couteau à pain à grosses dents. Maman sert les frites et la viande, papa tranche le pain pour la famille.
Maman achète toujours de grosses flûtes, long pain qui bien conservé nous fera plusieurs jours. Le pain est sacré à la maison. D’ailleurs, geste évocateur, papa fait toujours avec le grand couteau un signe de croix sur toute la longueur de l’auguste pitance avant de l’entamer. Il faut en manger et surtout ne pas le gâcher. Chaque tranche découpée doit être consommée pendant le repas sous peine d’être sévèrement réprimandé. Mange ! Ce pain sur la table, ce saint morceau qui m’est attribué est pour moi source d’angoisse, vais-je pouvoir le finir ? La rondelle tourne autour de l’assiette et je picore craintif mie et croûte avec parcimonie. Papa veille et me pousse à manger mon pain. D’un coup de couteau, il le rapproche de mon écuelle. Mange ! Lui en ingurgite plusieurs tranches par repas, sauce abondamment dans le jus de la viande, tartine à foison avec du fromage frais et s’il en reste, le termine seul avec les dernières gorgées de son vin. Plus la fin du repas approche, plus la réprobation de papa me panique. Mange ! Je ne peux pas bouffer tout ce pain, il faut que je m’en débarrasse. Je le découpe en petits morceaux et essaie de le faire disparaître sous mon assiette qui, bancale sur les boules de mie, ne dupe pas mon inspecteur de table.
Par chance, à ma place, il y a sous mes jambes le tiroir de la table. Je remonte mes genoux et en les ramenant vers moi lentement, je dégage le compartiment de sa glissière puis tout en provoquant une diversion - une parole haute, un geste soudain, une amorce de sujet charmant - je détourne l’attention et avec mon coude, fais glisser les restes de pain dans le tiroir. Tandis que mes genoux referme la cachette à pain, je peux aller chercher le sourire et la sollicitude de papa en lui annonçant fièrement que j’ai fini tout mon pain.