Le temps des comptes
30.9.11Fin septembre, c’était le temps des comptes, moment de tirer des traits à la règle. Fin septembre, c’était le temps de rassembler les tickets papier carbone. Au stylo bien appuyé, étaient inscrits une masse en tonne, un degré approximatif d’alcool, une date, un nom, un code : 2,2 tonnes, 12.5°, Sanchez, 1151. Fin septembre, fallait maintenant tous les retrouver, les classer chronologiquement, les additionner et poser les chiffres sur un petit cahier à spirales bleu.
Il s'installait à la table de la cuisine, ouvrait son registre et feuilletait les années passées avec un sourire mécanique sur les saisons aux récoltes abondantes et quelques raclements de gorge devant celles génératrices de mauvais crus. Il tournait les pages avec une grande préciosité. Il humectait d’abord son index à la bouche puis prenait chaque feuille par la marge haute, lisait et glissait lentement son doigt sur la tranche avant de la faire basculer d’une pichenette. Il caressait ensuite le verso comme pour apaiser les chiffres définitivement enfermés dans le papier et l’oubli.
Nouvelle page et en haut en cursives majuscules, il inscrivait le mois et l’année de la récolte, changeait de stylo et tirait son premier trait de soulignement à bille rouge. Il alignait alors tous les chiffres face aux noms de chacune de ses vignes, tournait et retournait chaque ticket, les inspectait une, deux, trois fois. Puis, à chaque levée de stylo, à chaque effet retour, ses yeux roulaient sur la journée passée, le temps et la pénibilité affrontés, les gens autour, sa fierté et la satisfaction du travail bien accompli.
Les additions étaient parfaites, chiffres alignés au cordeau des marges, bien calés sur les petits carreaux de la feuille, recomptés et comparés à leurs équivalents de la saison passée. Chaque kilogramme de raisins notifié était soigneusement courbé sans aucune biffure autorisée. Chaque pensée qui accompagnait ce travail semblait couler sur la feuille et se fondre dans la propreté et l’alignement obsessionnel de chaque nombre. Il passait ainsi dans sa cuisine plusieurs heures de silence à calligraphier sa vie de vigneron avec toute la solennité de l’ultime étape qui signifierait bientôt la bonne ou mauvaise année, la bonne ou mauvaise humeur pour l’hiver à venir.