Julio et Carol dans ma cosmoroute #after #TFV #LesVisages #cortazar #autonautes
14.8.15
J’ai effectué cet été une traversée étrange et merveilleuse dans le temps et l’espace. Près de trois mille kilomètres à sillonner des visages et des paysages. Les traces qu’ils ont laissées dans ma mémoire sont éparses et parfois confuses. Je les ai convoquées au fil du voyage, pressé de les consigner ici pour ne pas les oublier. Je suis encore pris dans les filets de ce souvenir immédiat qui semble vouloir prendre la fuite. La multiplicité des rencontres, le temps comprimé dans lequel les visages se sont présentés à moi, en moi mais aussi la particularité du voyage – cet instantané pris à la vie des visages, cette course contre la montre faite aussi bien de rendez-vous normés que de hasards heureux en ascète de la lenteur – tout cela bouscule mon rapport habituel à la mémoire construit sur des ancrages solides fixés dans une temporalité identifiée et dont les repères sont connus et reconnus.
Il y a aussi la route et l’autoroute, surtout. Je me suis retrouvé seul, assis dans ma voiture à rouler de visage en visage sur de grands et larges axes. La dimension de l’autoroute contraste avec la rencontre. La rencontre est intime, deux voire trois personnes, rarement plus. Elle se passe dans un endroit confiné et personnel que ce soit un bar où le visage rencontré est ici en terrain connu, dans son monde avec ses repères et des gens, des lieux autour qui le rassurent ou que ce soit à domicile, où l’écrin de l’intérieur - de l’intériorité qu’il offre - confère au visage la détente, l’écoute et la volubilité nécessaires à une belle rencontre. Contraste avec l’autoroute donc, car ce sont deux univers diamétralement opposés : l'autoroute est la représentation moderne de la liberté, l’eldorado de tout globe-trotter motorisé, trois ou quatre voies rapides qui transportent partout dans un temps réduit, des lignes droites où l’on peut se griser de vitesse tel James Dean dans sa fureur de vivre, une liberté pleine et protégée par l’habitacle, une sensation d’invulnérabilité, une puissance de mouvement, une accélération du temps qui, paradoxe détonnant, peut se transformer en éloge de la lenteur si on le souhaite en décélérant sur une aire de repos pour se poser le temps voulu.
Je n’ai jamais autant apprécié ces moments de solitude habitée que lorsque je me suis ainsi arrêté faisant fi des rendez-vous, composant avec les retards comme un businessman stressé jongle avec les boniments et manipule ses interlocuteurs pour s’offrir le temps qui manque à sa vie. C’est là que j’ai rencontré Cortázar et Dunlop sur leur cosmoroute.
Pour rappel, en 1982, Julio et Carol, couple dans la vie, écrivain argentin vivant à Paris et auteur du célèbre « marelle » pour l’un et écrivaine, traductrice, photographe et militante politique canadienne, pour l’autre, décident de faire un voyage intemporel en parcourant l’autoroute de Paris à Marseille en s’arrêtant toutes les deux aires de repos. Le voyage durera trente-deux jours durant lesquels les deux auteurs relateront leurs aventures autoroutières avec fantaisie, impressionnisme chimérique et surtout dans un amour plein et réciproque qui souvent tire des larmes.
Extrait :
« Après, nous avons dormi, Oursine, et tu as continué de dormir tard dans la matinée et je fus seul à voir la fin de la nuit du parking, le soleil rasant qui transformait l'accordéon de Fafner en une coupole orange vif, qui glissait entre les rideaux pour nous rejoindre dans le lit, pour venir jouer avec tes cheveux, sur tes seins, sur tes cils qui paraissent toujours plus, toujours beaucoup plus quand tu es endormie.
Et moi, j'ai joué à un dernier jeu avant les oranges, le café et l'eau fraîche, un jeu qui vient de l'enfance et qui consiste à se recouvrir du drap, à disparaître dans ces eaux d'air épais et, couché sur le dos, à relever les jambes afin de soutenir le drap avec les genoux pour en faire une tente, puis à l'intérieur de la tente, établir le royaume et là, jouer à penser que le monde est seulement ça, que hors de la tente il n'y a rien, qu'on est bien dans le royaume et que rien d'autre ne manque. Tu dormais en me tournant le dos et me tournant le dos, tu me tournais la tête car ton dos baignait dans une clarté d'apparition qui baissait du soleil filtrant à travers le drap devenu coupole translucide, un drap à fines raies vertes, bleues et rouges qui se résolvait en une poussière de lumière, or flottant où ton corps inscrivait son or plus sombre, bronze et mercure, zone d'ombre bleue, creux et vallons.
Je ne t'avais jamais autant désirée, jamais la lumière n'avait autant tremblé sur ta peau, tu étais Lilith, tu étais Cypris, tu renaissais de la nuit du parking comme les murmures grandissaient au-dehors, les moteurs démarrant l'un après l'autre, la rumeur de l'autoroute augmentant avec l'afflux que chaque parking lâchait après le temps du sommeil. Je t'ai regardée si fort, sachant que tu allais t'éveiller l'air perdu et étonnée comme toujours, que tu n'y comprendrais rien, ni la tente secrète ni ma façon de te regarder et que tous les deux nous commencerions la journée comme toujours, en nous souriant et "jus d'orange!", en nous regardant et "café, café, des montagnes de café!". » Page 184 • in Les autonautes de la cosmoroute, Julio Cortázar et Carol Dunlop, trad. Laure Guille-Bataillon | Gallimard coll. du monde entier
Cette rencontre avec Cortázar et Dunlop, bien que le fruit du hasard, – avant le départ, je recherchais un livre de voyage et à la faveur d’une recherche sur Google et après avoir élimé les sacrosaints Kerouac et McCarthy je suis tombé sur ce livre au titre complètement foutraque –, cette confrontation douce n’a eu de cesse de créer des ponts (sur l’autoroute) entre mon voyage et leur périple trente-trois ans plus tôt. D’abord la route bien sûr, le long voyage, même si le mien n’a duré que quatorze jours et le leur le double. Cet éloignement de tout centre de confort auquel je me suis confronté a créé non seulement un lieu nouveau aux paysages variés, aux routes inconnues mais aussi un nouveau rapport exégète avec les gens, leur voix, l’accent de leur voix, le phrasé, les gestes, les visages bien entendu, leurs gimmicks et autres expressions régionales. Tout cela participe à ce que communément, on nomme dépaysement. Mais plus qu’un dépaysement, c’est comme tout autonaute, le déplacement, lent pour Cortázar et Dunlop qui confère au livre toute sa singularité et, rapide pour ce qui me concerne, qui m’a amené à apprécier les interstices du voyage et à m’imposer la lenteur entre chaque visage.
Puis très vite, j ‘ai été pris de fascination pour l’aire d’autoroute parfois bruyante aux grands croisements, fourmillante de monde, de gens affairés à boire, à manger, à faire courir leur animal domestique ou leurs enfants surchauffés ou au contraire parfois havre de paix, véritable clairière forestière avec ses tables en bois ou en ciment, ses toilettes insalubres au bidet qui déborde sur les chaussures ou aseptisés à l’extrême avec système électronique de contrôle du débit de votre urine dans le bassinet. Mais dans tous les cas, ce fut une parenthèse et une ode à la lenteur dans ce déchainement de vitesse qu’imposent l’autoroute et cette orgie de bitume à cent-trente kilomètres par heure minimum. L’aire de repos suscite pour Cortázar et Dunlop la même fascination. Ils nous amènent proches de l’hypnose avec force de détails sur cet endroit de passage où rarement l’on revient. Eux, ils s’y posent pour une journée, une nuit ou quelques heures et y découvrent tout un monde sous-jacent : les personnes chargées de l’entretien, les camions et leurs chauffeurs, les touristes et leur nationalité mais aussi la flore, la forêt, les bosquets, l’ombre et la chaleur, les voitures et leur similitude de mouvements.
Bref, Julio et Carol m’ont embarqué avec eux. J’ai voyagé au tour de la France mais aussi entre 2015 et 1982, entre les autoroutes de toute la France désormais européennes et leur autoroute du soleil qui n’a plus grand chose à voir avec l’actuelle A7 envahie de McDonalds et de supermarchés Carrefour.
Ils étaient deux, j’étais seul. C’est une des différences marquantes entre nos deux histoires. Autre différence, ils ne sont pas allés à la rencontre de visages mais par contre en ont croisés une multitude anonyme tout aussi intéressante et surtout bien plus talentueusement relatée que je ne pourrais jamais le faire.
J’ai parcouru leur cosmoroute avec Fafnerito, le petit frère à Fafner leur combi Volkswagen rouge, véritable troisième personnage de l’histoire. Fafnerito existe sur la cosmoroute. Cortázar le croise un jour sur une aire et le baptise ainsi en dialoguant avec Fafner. Fafnerito est une Volkswagen coccinelle qui se trouve être trente-trois plus tard de même type que la voiture que j’ai acquise au printemps dernier. La coïncidence était trop belle pour ne pas que je m’en empare et dès lors mon véhicule a pris une tout autre dimension. J’ai commencé à parler à ma voiture – chose aisée tant par le GPS aujourd’hui elle peut me répondre. C’est un dialogue de sourd mais je parie que Julio et Carol en auraient fait quelques pages délicieuses si Fafner avait disposé d’un tel équipement. Autre similitude : Carol (cher lecteur tu remarques l’absence de e à la fin de ce prénom) - pour être un prénom que je ne connaissais jusqu’alors que masculin et encore que pour une seule personne et non des moindres puisqu’il s’agit de celui du regretté (ou regrettable) pape Jean-Paul II - se trouve être également le prénom d’une récente amie. Même orthographe sans e à la fin. Nouvelle coïncidence frappante. Deux prénoms très peu usités à ma connaissance se catapultent à travers le temps et la route. Il ne manquerait plus que je découvre que mes parents avaient l’intention cachotière de m’appeler Julio et la boucle (du tour) serait bouclée.
Demain, ça fera une semaine que je suis rentré et je n’ai pas encore terminé la lecture des autonautes de la cosmoroute. Je continue mon périple avec la lenteur désirée. Je crois que je ne veux pas le finir. Je veux rester encore longtemps avec Julio et Carol à arpenter les aires d’autoroute (manière de rester avec vous, les visages). Je gare Fafnerito derrière l’ombre de Fafner, je m’assois sur une des « horreurs-fleuries » (chaises pliantes à grosses fleurs multicolores typiques de la fin de années soixante-dix et nommées ainsi par Cortázar). Julio sort sa machine à écrire tandis que Carol l’embrasse dans le cou. Je les regarde en sirotant un Brouilly rouge. Je suis bien avec eux.
Rebond : http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article2287 avec notamment un extrait des préliminaires au voyage de Cortázar et Dunlop.