Fil bleu des lèvres #VasesCo Françoise Renaud
6.5.16Premier vendredi du mois, c'est jour de vases communicants. Je reçois aujourd'hui Françoise Renaud que vous pouvez lire régulièrement sur son site d'auteur francoiserenaud.com dans lequel elle tient un blog atelier intitulé "terrain fragile". Françoise est écrivaine, écrit des romans et des récits mais également des ouvrages jeunesse. Sa bibliographie est disponible sous ce lien francoiserenaud.com/terrainfragile/mes-ouvrages/.
Ci-dessous son texte "fil bleu des lèvres" où elle évoque la figure du père. Mon texte en échange se trouve à cette adresse francoiserenaud.com/terrainfragile/vases-communicants-de-mai-avec-christophe-sanchez/.
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fil bleu des lèvres
Depuis toujours il avait lu avec les lèvres qui remuaient, chuchotant chaque syllabe. Il en avait besoin. Pour comprendre les mots alignés dans la page du journal. J’étais enfant. Je le surprenais souvent et m’étonnais de ces mouvements murmurés. Moi j’avais appris à lire avec les yeux, en silence, à l’intérieur du corps, et puis on m’avait dit que ceux qui formaient les sons avec la bouche — comme mon père — ne savaient pas lire. C’est vrai qu’il avait appris sur le tas et c’était déjà bien étant donné le milieu d’où il venait et le peu d’années d’instruction à la Communale. Il s’était fabriqué sa culture tout seul, parcourant Ouest-France avant le repas de midi, Historia ou la sélection du Reader's digest, des romans d’histoire ou de terroir, un peu ce qui lui tombait sous la main. Quand sa grosse main ne parvenait pas à saisir le papier pour changer de chapitre, il râlait, doigts malhabiles rongés par le ciment.
Aujourd’hui il ne lit plus. Il dit qu’il ne peut plus.
Il dit que ça ne sert à rien.
Il dit qu’il ne parvient plus à se souvenir de ce qu’il a lu la veille, et même une heure avant. Il a oublié les événements, les personnages. Il ressent le poids de toute une vie égarée dans les méandres des pages tournées et des sacs de matériaux soulevés. Oui mais il est là, encore en vie à cet âge avancé. Il est là pour moi, pour le peu de famille qui lui reste. Je mets de côté mes revendications et me suspends à son souffle abîmé tout autant que ses doigts, rongé lui aussi par la poussière. Ses yeux sont rouges, humectés de larmes indicibles. Il est diminué, je le sais, je le vois. Bientôt la ligne d’arrivée. Mais toutes ces misères qu’il a sur le cœur comme des secrets figés dans ses muscles de pierre, sur le fil bleu des lèvres, elles n’auront pas de fin.
Ne t’inquiète pas, je lui dis. Tu es bien là, au bord de ton jardin, n’est-ce pas ? Et il en sera ainsi aussi longtemps que possible.
Il entend, répond à peine.
Tu sais, ton nom restera inscrit au bord de mon âme, tu es mon père.
Je lui parle mais tout s’échappe dans l’air doux du printemps. Je me vois remontant le drap blanc sur lui depuis des siècles et des siècles. Et je me tais.
Françoise Renaud