J’ai dormi léger, une moitié de la nuit. Un pied par-dessus le traversin du temps. J’ai sursauté quand tu m’as notifié. Il était trop tôt. Je ne savais plus qui j’étais.
J’ai dormi la fenêtre ouverte, avec la pluie pour maîtresse. Serrée dans ses draps gris, elle a cliqueté jusqu’à pas d’heures. Jolie pluie d’une autre saison prise dans un automne brouillon.
Nous avons bavardé sans discontinuer comme de jeunes giboulées de mars. En vérité nous ressemblions à deux vieux amants, un peu couillons. Il faut pas nous en vouloir. On ne savait plus qui on était.
Au village, je me demande si coule encore ce ruisseau couleur olive qui longeait la rue droite vers la rivière.
On l’appelait le béal, simple canal d’irrigation pour les jardins voisins. Mot issu de Besal ou Bial en Occitan, de cette langue qui vient et revient sur mes lèvres poser des sourires.
Au village, je me demande si les enfants poussent toujours sur le béal ces embarcations de feuilles mortes où naissent les souvenirs.
Jeudi flambe encore dehors ; la fenêtre, avec ses carreaux d’or, en témoigne.
Le couchant nous ressert sa petite mélancolie pour que les idées s’assoient à la table. Il faudrait plus de deux coudes et plus d’une paire de mains pour soutenir sa tête.
Alors, on prend le temps d’essuyer les reflets, de regarder ce qui affleure, là, sur le bord des toits — bien au-delà des fenêtres et, en même temps, si près.
On prend ce petit éclat de lumière dans l’œil et on replie nos exigences jusqu’à demain.
De l’enfance, je retiens l’inutilité d’être parmi les gens, posé là, entre un canapé et une table basse, à faire courir un monde de jouets aux couleurs irréelles.
Ma vision, trop basse et toujours axée sur les hanches de ma mère, scindait l’espace en deux : en bas, un ballet de longues jambes animées par un grand et invisible marionnettiste ; plus haut, un univers de formes et de sons plus intrigants les uns que les autres.
Tout sonnait faux, et les images — la représentation des choses mêmes — ne parvenaient pas à faire leur chemin de clarté.
Quelqu’un, quelque part, lançait des intentions qui jamais n’atteignaient leur cible : des mots, des actes, des silences incompréhensibles, lourds à porter sous un crâne dont la fontanelle ne voulait pas se refermer.
Les heures avaient ce poids, ce mystère des grands, cette impuissance dans le grand chaos qui semblait régir la vie.
Je suis au bistrot de Jeannot, avec le Marcel puis le Robert, arrimés au comptoir comme deux esquifs au port, un jour de tempête.
Il y a des coupelles de cacahuètes qui trempent dans l’eau croupie, des cendriers jaunes en triangle avec Ricard inscrit autour.
Il y a de la fumée jusque dans les oreilles, Michel Sardou dans le juke-box, et mon Marcel et mon Robert, ces bastringues, tanguent sur les tabourets avec leurs taches rouges dans les yeux, leurs haleines d’alligators et leur cancer plié entre les dents.
On a de la tendresse pour les olives noires toutes fripées, et pour les salades que racontent Marcel et Robert : à toi, à moi, à qui dira la plus grosse connerie.
Je dénoyaute des souvenirs, peinard, en butant le flipper — celui à afficheurs à rouleaux, avec le chanteur de Kiss au milieu, qui tire sa longue langue.
Je suis là, avec eux, à écrire ces mots, quand ça fait tilt dans ma tête : tant que je suis au bistrot de Jeannot, à claquer les extra-balles du souvenir, le Marcel et le Robert ne sont pas vraiment morts.
De l’enfance, je retiens cet équilibre précaire dans lequel le monde se tenait. Le monde des adultes et celui des enfants étaient si dissemblables que j’avais l’impression qu’un vent violent les séparait toujours. Le ciel était ce carré de marelle qu’il fallait gagner à coups de caillou, alors qu’il était acquis que seuls les morts pouvaient l’atteindre. Être dans les jupes de sa mère relevait d’une irrémédiable timidité, alors que c’était le seul endroit paisible où les deux mondes s’accommodaient. L’oisiveté était ce vilain défaut qui faisait, le jour, de nos lits les pires lieux de débauche, tandis que, le soir venu, il fallait s’y réfugier le plus tôt possible pour bien s’y reposer.
À quoi bon tenir la rampe pour passer d’un monde à l’autre et y devenir un de ces grands abîmés absurdes : le jour, donneur de leçons, long corps courbé menaçant de son index d’exclure l’enfant du jeu, et, la nuit venue, dans un vain espoir de rétablir l’équilibre, conteur d’histoires merveilleuses au visage badigeonné de tendresse.
Comme une embuscade, le jour tombe et le ciel se fend en deux au-dessus des petites colonnes que forment les cheminées sur les toits. Une des baies de la maison d’en face s’éclaire, et un visage derrière les rideaux s’enferme dans leur ombre.
Le temps est à l’oubli. Le temps est au repos, pour une fin de journée que l’on étire dans un soupir d’aise.
Il n’est que dix-huit heures, mais un homme prépare déjà la table du soir : il ajuste une nappe, dispose deux couverts, une assiette, et roule une serviette en papier dans un verre à pied.
Il circule un moment dans l’encadrement de la haute fenêtre, puis disparaît, tandis que l’autre baie vitrée s’illumine d’une lampe jaune pâle. C’est celle du salon, où l’homme s’installe dans un fauteuil pour lire. Il finit le thé froid oublié sur le coin du guéridon. Son regard se perd à travers la vitre et la rue endormie.
Il fait une grimace — qui retrousse son nez et écarte ses yeux — lorsqu’au fond de la tasse il trouve un reste de sucre : une saveur du passé, comme une douceur disparue.
La maison, avec ses joues roses, son air frais, tarde à s’éveiller. Sur la table, une tasse de café et un livre ouvert attendent que la journée commence.
Derrière la fenêtre, le vent passe comme quelqu’un. Un oiseau et mon attention au monde s’en émeuvent.
Un temps de rêverie allume quelques carreaux et des pensées sans but ni durée. La rue s’éclaire lentement, la lumière gagne la table, puis la tasse de café, vient sur le livre pour en déchiffrer les pages. J’en resterai là longtemps, plus qu’il ne faudrait.
La ville est un puits de lumière. Elle absorbe tout, le ciel et ses oiseaux. Depuis plusieurs jours, ils se sont fait la malle. Ils jouaient sur les murs, entre les ombres tournoyaient, dessinaient arabesques et graffitis dans un concours qui semblait ne jamais s’arrêter.
La ville est belle le matin comme une amante dans son lit. Elle remue doucement et efface tout d’hier. Page blanche avec une envie de recommencer dans les yeux qui la rend attachante. La lumière et l’oiseau reviendront, ce sont de vieux amants inséparables.
Un sourire avec les yeux rencontre un visage, et les corps se rétractent : les bras se croisent, les mains cherchent un cou qui se dérobe, l’œil file loin, derrière le paysage. On croit y voir le reflet noir des montagnes et, à côté, nos cœurs plongés dans l’eau de mer. Ce n’est qu’un raté d’ouverture – une panne, une rencontre avortée – qui nous piège dans les plis de l’instant.
Je cherche une image pour dire ce petit vent qui entre par la fenêtre. Léger, doux tandis que les nuages s’amoncellent sur les toits. Je cherche une image à poser sur cette lumière ocre que prend soudain la rue. Les murs virent au jaune, au crème clair. Oscillent entre les deux tons. C’est comme un roulement de tambour mais silencieux.
Le trottoir sue, les fenêtres gondolent, le jour se recroqueville et trimballe des miasmes. Je cherche une image pour ce qui maintenant se retire. Cette aspiration vers l’extérieur, machine arrière, l’air reflue. J’entends les entrailles des nuages gronder. La faim montre son museau. Je cherche une image qui ne peut être prise par aucun appareil photo. Les couleurs bougent trop vite pour être fixées.
Un nuage pas plus gros qu’un point passe sous un ciel fragmenté de virgules comme des soupirs. Tu poses ton ombre entre deux rochers. Pour une heure, seul avec la pauvreté du relief, ta langue joue à former des mots comme des ballons qui prendraient de l’altitude. Mais la phrase manque d’air, elle se cache sans que tu parviennes à en extraire le sens. Une vague, quelque inertie plus loin et le poème crie toujours famine. Une virgule attend l’envolée ; le nuage pas plus gros qu’un point, une exclamation.
Un homme sur un banc souffle sur ses lunettes, pour y faire de la buée. D’un mouchoir en papier puis du revers de sa chemise, il nettoie le verre, le regard porté vers un intérieur de soi.
Au soir, quand baisse la lumière, un homme sur un banc, empesé de nostalgie, d’un geste, d’une façon, que je croyais oubliés au profit d'une lingette à lotion dégraissante, nettoie calmement ses lunettes.
Nous devrions courir après les arbres. Les sauver des cueilleurs et des bûcherons. Préserver les longues branches que le vent balance. Nous devrions nous liguer contre les climatiseurs. Courir nus dans les prés jusqu’à ce que la soif nous étreigne. S’allonger et dans l’ombre d’un saule pleureur attraper ton sourire.