Le cadeau
18.7.09Tout le monde (ou presque) s’accorde à dire que nos problèmes existentiels d’aujourd’hui sont nés et ont pris racine dans notre petite enfance. Ceci dit, nous pourrions en rester là et renvoyer au passé tous nos maux actuels. C’est facile, ça n’apporte pas grand chose mais pourtant. J’ai beau savoir, je perçois bien, lorsque je lis ou j’entends des histoires de come-back vers l’enfance, les douleurs lancinantes qui parlent au petit arf.
Le dernier exemple en date je l’ai lu chez Anna, toute jeune blogueuse qui raconte sa jeunesse et surtout ses rapports avec son père avec des petits textes ciselés d’une vérité poignante. Son dernier post m’a plongé à nouveau dans mes jeunes années et a fait ressurgir une anecdote analogue à la sienne bien que moins empreinte de profondes blessures. Encore que.
C’était la fête des pères et j’avais décidé cette année là de passer outre le sacro-saint collier de nouilles, cendrier en plâtre ou briquet en acier imitation argent. Il me fallait une idée originale, un cadeau qui lui ferait vraiment plaisir. Je questionnai ma mère pour connaître ses envies du moment et pour se débarrasser de moi, elle m’indiqua les mêmes susdites choses maintes fois offertes.
Mon papa avait fière allure. J’avais chapardé une photo de lui sur laquelle il avait vingt ans. Toute la famille disait qu’il me ressemblait et comme je le trouvais extrêmement beau, je me sentais flatté par filiation interposée. Sur cette photo, il portait une chemise blanche bien droite et une veste noire. Enfin, le cliché était en noir et blanc mais le côté distingué de son allure ne pouvait pas me faire penser à d’autres couleurs que celles-ci. Je regardai donc cette image conquérante et séduisante de mon papa et je la faisais pivoter dans tous les sens pour trouver l’inspiration du cadeau idéal.
Une chemise ! Bien sur, une chemise droite, blanche ou même de couleur, il avait évolué quand même. Il était aujourd’hui plus décontracté et la couleur lui seyait bien. J’interrogeai à nouveau maman sur la taille, l’encolure, avec des boutons sans boutons, une poche sur la poitrine ou deux, manches courtes ou longues. Longues assurément, pensai-je alors, c’est beaucoup plus « classe » avec des manches longues !
J’étais excité par ma trouvaille. Je demandai à maman l’argent qu’elle ne voulut pas me donner. Elle m’accompagna à la boutique très chic « fil à fil » spécialisée dans la chemise de qualité et je choisis la plus belle Oxford, verte, deux poches sur la poitrine, avec des boutons et manches longues. Je rentrai satisfait de l’achat et j’avais hâte d’être dimanche pour la tendre tout sourire à mon papa.
Il était midi et toute la famille était réunie autour de la table du salon : mes deux sœurs et leurs maris respectifs, maman, papa, mémé, et moi. Je regardai mon père et à la vue de sa pauvre chemise usée, je souriais bêtement. Après le repas, mes sœurs offrirent leurs cadeaux et je sortais mon paquet enrubanné d’un cordon doré, fier comme Artaban. Il se saisit du paquet, m’embrassa machinalement avec un sourire coincé et n’ouvrit pas le paquet.
Plus tard dans la soirée lorsque tout le monde fut parti, il grimpa rapidement dans sa chambre au troisième étage et je l’entendis crier à maman : « Je t'ai déjà dit que j'en avais marre des chemises vertes ! Puis, on est en Été, pas de manches longues, nom de dieu ! »
Réédition du 22/05/2009