De petites étoiles #VasesCommunicants

1.4.10

De petites étoiles - Crédits photo – Marylahulott
Le samedi, le quartier semble déserté.
Dans cette partie de la ville, tout tourne au ralenti.
L’épicerie est fermée, de rares enfants trainaillent, quelques ados empêchent les poteaux de tomber. Les hommes regardent les filles, les invectivent parfois, trompent leur ennui en dictant leur loi.
La maison de quartier, la pharmacie, le commissariat… tout est vide.
Rien ne bouge.
Ceux qui restent englués ici se voient à peine, ils se fondent dans les murs.
On entend juste le silence s’épancher dans les moindres recoins.
La bibliothèque seule reste ouverte.
Rosalie se dirige rapidement vers le bâtiment.
C’est une enclave ou une trace… Dans quoi ? De quoi ? La jeune femme n’en sait rien.
Mais quand elle lève les yeux sur les murs gris, elle entend comme une petite respiration.
Elle est en retard aujourd’hui encore ; quelques personnes sont déjà installées. Elle voit à travers la large baie vitrée, les corps pulser et se heurter aux livres bien sagement alignés.
C’est son deuxième week-end travaillé, sa quatrième semaine de stage. Elle a enfin réussi à calmer les visions parasites, à se détendre, à pénétrer le quartier sans angoisses…
Ses élucubrations, petites formes évanescentes qui flottent autour d’elle, s’invitent de loin en loin.
Elle n’a pas été victime d’agression.
Personne ne lui a arraché son sac.
Aucun voyou ne l’a importuné.
Elle trouve ici aussi matière à rêves.
Dès le début et malgré la peur, elle a aimé la bibliothèque.
Pour sa nature hybride. Papier et chair.
Les gens du dehors, les gens du dedans. Les vieux, les enfants. Les autres, les mêmes.
Ce nuancier d’individus donne une luminosité très particulière à l’endroit. Cela dessille les yeux.
En même temps, Rosalie n’en revient pas : des lecteurs viennent d’ailleurs. Le nom du quartier, agité régulièrement comme un chiffon rouge, ne leur fait pas peur…
Elle les regarde admirative, car malgré ses craintes maintenant maîtrisées, elle ne viendrait jamais ici sans y être obligée.
Elle est lucide. Ce n’est pas en deux mois qu’elle prendra le pouls de ces rues malmenées. Ce n’est pas en deux mois qu’elle apprivoisera sa nature timorée.
Et Moussa, l’agent d’entretien le lui a dit.
« C’est facile de se sentir bien, quand on ne connait presque rien de la vie des gens d’ici, quand à 17h on retrouve son appart en ville, sans le bruit des sirènes, des voitures qui brûlent et des rodéos… »
C’est samedi.
Il est onze heures.
Leïla est là.
Rosalie aime cette fille.
C’est une enfant sage peu intéressée par les livres. Elle est rondelette, a la peau mate et brillante. Toujours de bonne humeur, toujours souriante et toujours silencieuse.
Elle renvoie les regards sans se laisser pénétrer.
Elle est là, le soir après l’école, le samedi, pendant les vacances scolaires…
C’est ce qu’on appelle une habituée. Mais plutôt une habituée du mobilier, car elle n’emprunte rien, et ne feuillette aucun livre : elle rêve assise.
Comme elle parle très peu, Rosalie n’a pas réussi à savoir grand-chose de sa vie. A-t-elle des frères et sœurs ? Que font ses parents ? Quelle est son histoire ?Le mystère qui plane sur une si petite fille la fascine…

Difficile de savoir ce qui se passe derrière sa frange, derrière son front, dans son cerveau.
Derrière la banque de prêt, Danielle, une des employées marmonne
« Elle est encore là, celle là, tu vas voir qu’elle va rester à la bibliothèque jusqu’à la fermeture »
Leïla sourit, elle a l’habitude de ses petites remarques.
Rosalie commence à ranger les albums, en la regardant du coin de l’œil.
L’enfant dessine des volutes sur le sol avec son doigt.
Elle aimerait bien savoir quoi.
Quand Nathanaël, un garçonnet de trois ans entre avec sa mère, Leïla fond littéralement.
Tout le monde aime Nathanaël. Ses boucles blondes, ses mimiques, ses rires, son zézaiement
Et Leïla, plus que les autres, apprécie sa couleur de blé, elle qui a les cheveux noirs et raides…
Elle aime les tout petits, et les inonde d’une attention maternelle.
La fillette s’incruste entre la mère et son fils. Elle devance le moindre de ses désirs, lui apporte des livres, le regarde jouer…
La mère ne dit rien jusqu’à ce qu’elle le caresse.
« Non, je préfèrerais que tu ne lui touches pas le visage… tes mains ne sont pas propres et Nathanaël est petit »
Leïla regarde ses mains, et sourit encore.
Rosalie se demande quelles significations peuvent avoir les sourires perpétuels de l’enfant. A quoi pense-t-elle ?
C’est étrange tout de même cette capacité à rester hermétique. Comment entrer en contact alors que ses yeux noirs sont deux puits profonds où les regards ricochent.
Danielle s’indigne
« Franchement c’est scandaleux, je suis sûre qu’elle ne s’est pas lavée. Si c’est pas malheureux des enfants livrés à eux mêmes comme ça »
L’autre employée, Faustine, soupire
« Oui… mais que veux tu, c’est leur culture. Ils n’ont pas le même rapport que nous aux enfants… J’ai déjà vu sa mère, tu sais… Elle ne travaille pas, je crois… je ne comprends pas pourquoi elle ne s’en occupe pas davantage … comment veux-tu que cette gosse s’en sorte… Enfin, au lieu de traîner dehors, elle est ici, c’est déjà ça » « Si tu veux travailler dans les quartiers, Rosalie, il faut que tu t’habitues à ça… »
Elle regarde ça, sa jupe verte à l’ourlet décousu, ses ongles sales et son sourire édenté. Leïla a sept ans et deux incisives manquent.
Rosalie ne connaît pas la mère de Leïla et elle ne sait pas si elle doit réellement la plaindre. L’enfant n’a pas l’air malheureux, mais une mère absente, c’est forcément douloureux, non ?… Le règlement dit que les enfants de moins de six ans ne peuvent rester seuls dans la bibliothèque… et Leïla a sept ans. D’un côté on peut dire que la mère respecte le règlement, mais ce n’est tout de même pas très normal qu’elle soit là tout le temps.
Vers une heure, Faustine intervient
« Tu ne peux pas rester là toute la journée… il faut que tu manges, tu es petite… rentre chez toi et reviens après si tu veux »
Leïla sagement obéit, elle prend le sac en plastique qu’elle traîne depuis son arrivée et sort.
Les trois femmes se réjouissent du devoir accompli.
Mais à travers la vitre, elles voient la fillette sortir un paquet de chips de son sac.
Elle s’assoit sur le bord du trottoir et mange.
Lorsque le paquet est presque vide, elle renverse la tête en arrière, la bouche ouverte, et reçoit une constellation de miettes sur le visage.
Puis elle attend.
Elle rentre dans la bibliothèque à peine quelques minutes plus tard, et fait mine de prendre un livre.
Danielle se précipite.
« Mais tu es folle ! Tes doigts sont gras… tu ne dois pas toucher les livres. Mais qu’est-ce qu’on vous apprend chez vous, vous n’avez donc aucun respect… Va te laver les mains ! » Rosalie se sent devenir rouge ; pendant un bref instant, c’est elle qui est dans la tête de Leïla…
Mais la fillette ne répond pas, elle se dirige en sautillant vers les toilettes.
Quand elle croise Rosalie, elle lui fait un imperceptible signe : le bout de sa langue moqueuse se fraie un chemin entre ses lèvres…
Non, Leïla n’est pas stupide. Les paroles glissent sur sa peau.
Sa peau tannée par les mots…
Rosalie voudrait dire quelque chose ou faire un geste, mais elle se tait.
Les miettes sur sa joue sont de petites étoiles.
Elles diluent de leur lumière les phrases assassines.
Les grandes convictions, les petites lâchetés se ratatinent dans les pas dansants de la gamine.
Ce billet a été rédigé par Murièle Laborde Modély que je reçois aujourd’hui dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre ce chemin pour aller lire mon billet publié chez elle.
Voici la liste des autres participants à ces vases communicants d’avril :
Encore ce mois-ci, un grand merci à Brigitte Célérier, la recenseuse des vases !

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