Un verre de grenadine
13.4.10Lorsque survenait l’heure du crépuscule, je savais où trouver mon paternel. Le tout était de bien identifier le jour de la semaine. Lundi, mardi, c’était le jaune. Mercredi, jeudi, c’était l’orange et vendredi, samedi c’était le rouge. Le dimanche était particulier car toute la journée ou presque étant dévouée à la détente bien méritée, il pouvait donc se trouver indéfiniment dans le jaune, l’orange ou le rouge. Après quelques années, j’ai pu rapprocher sa position à l’évènement du dimanche midi : jour du PMU. Je ne pouvais le trouver que dans le jaune, le seul estaminet à proposer les paris équestres. Le reste de la journée dominicale, sa position demeurait variable, le café du Vernazobre, l’orange ou le bar du balcon, le rouge. J'hésitais, tâtonnais, me trompais mais finissais toujours par le trouver.
Au fond du bistrot, une fesse sur un tabouret et le coude bien scellé sur le comptoir, mon petit bonhomme trapu de papa jacassait, beuglait, plaisantait avec ses amis tout en savourant suivant l’heure un pastis Ricard bien dosé ou un bock de bière. Je me suis toujours demandé pour quelle raison il buvait la bière dans un si petit récipient. Au regard de la quantité qu’il ingurgitait à chaque visite, il aurait été plus simple et certainement moins coûteux de commander son breuvage de prédilection en demi (qui ne fait en définitive que 33cl) voire en grande chope. Bref, pour mon père c’était le bock de Kronenbourg et pour moi, c’était la grenadine de Teisseire.
« Et, Jo, tu mettras une grenadine en plus pour le petit, avec une paille ! ». Mais pourquoi me commandait-il toujours ce sirop au fruit étrange ? Du haut de ma dizaine d’années, j’aurais préféré un Ricqlès, un soda aux extraits de menthe. Cette petite bouteille à l’étiquette esthétique faisait à ce moment là très branché avec ses micro-bulles transparentes qui remontaient à la surface une fois la boisson versée dans son verre. A la rigueur, j’aurais accepté un tang orange ou citron, le bon jus de fruits lyophilisé également très prisé des ados. Et bien non, je n’avais pas mon mot à dire. Pour le petit, c’était grenadine, la boisson dévolue à tout enfant qui, sorti du cadre familial, doit rester à sa place d’enfant en buvant une boisson d’enfant. Et depuis toujours, la boisson d’enfant, c’est la grenadine. Il dut y avoir sans que je m’en rende compte une mercatique bien ancienne qui installa ce sirop dans cette sorte de légende urbaine. La grenadine, le sirop pour les gredines oui ! Puis, franchement, il n’y qu’à regarder deux secondes une grenade, ce n’est pas vraiment le fruit qui fait rêver une génération naissante ! Je ne comprenais pas et n’ai toujours admis cet acharnement à me faire boire ce verre impersonnel de grenadine avec sa paille grotesque !
Un dimanche après son tiercé invariable - le 4-5-15 ma date d’anniversaire jouée tous les dimanches depuis ma venue au monde - papa interpella une nouvelle fois le serveur pour me commander la boisson rouge maligne. Je me dressai alors entre lui et le comptoir et refusai sèchement l’offrande du paternel. Moi-même surpris par cette audace, j’attendais la réaction avec angoisse. Il but d’un trait son bock, en commanda un second sans me regarder et sans mot dire. Il se retourna ensuite vers moi, sembla acquiescer d’un hochement de tête et d’un clin d’œil complice vers le taulier, il ajouta en souriant: « Et le même pour le grand ! ». C’est ce jour là où j’ai arrêté la grenadine enfantine pour le bock du mâle.