L’alliance
16.6.10
Il m’a fallu plus d’un an après mon divorce pour que je m’en débarrasse, pour qu’elle ne me serre plus l’annulaire gauche, ne trompe plus l’œil, le mien, celui des autres et plus particulièrement celui de mes prétendantes qui me croyaient alors toujours marier. Mais cette alliance, un anneau fin et doré du plus bel effet, même si j’ai fini par ne plus l'afficher, je l’ai gardée près de moi sans vraiment savoir qu’en faire.
Depuis qu’à l’aide d’un demi-litre de savon noir elle a glissé de mon doigt, elle rode autour de moi comme un rappel sournois d’une époque fortunée. Un objet aussi lourd de sens, même si celui-ci a perdu de son poids sous la pression de la séparation, ne se jette pas d’un coup de tête. Hormis la valeur financière de l’objet, or pur poinçonné qui prouve son précieux, il faut bien considérer que ce symbole a scellé en son temps une union amoureuse devant l’éternel. Une éternité certes abrégée mais qui s’est prononcée sincèrement devant Dieu et incidemment devant un représentant local de l’Etat donc de la société, c’est à dire, vous !
Alors, lorsque de ma main encore baignée de savon, je l’ai vue s’échapper et se réfugier dans le lavabo, tout prés de la bonde, je l’ai trouvée stupide, perdue qu’elle était dans sa cuvette blanche, entre une trace de dentifrice et un poil de barbe. Mais touché par sa nouvelle condition, je ne l’ai pas laissée caboter autour du trou ne voulant pas courir le risque de la voir disparaître dans les canalisations et rejoindre les égouts puants. Je l’ai donc sauvée de cet abîme, en le pressant entre deux ongles pour éviter qu’elle ne m’échappe, puis l’ai rangée dans le premier tiroir du petit meuble blanc de la salle de bains, entre les cotons-tiges et une boîte de préservatifs.
Elle est restée longtemps planquée dans ce tiroir sans vraiment se faire oublier. Elle a même laissé sur mon doigt une trace blanche en forme de petite couronne clonée semblable à une ombre en négatif qui me rappelait sans cesse son existence cachée. Cette marque que j’ai crue longtemps indélébile s’est évanouie l’été suivant à la faveur d’un bronzage réussi sans toutefois faire disparaître de mon esprit l’anneau sauvé des eaux. Et à chaque ouverture de tiroir, pour un nettoyage en règle de mes oreilles ou pour me protéger de toute grossesse ou maladie inopinée, elle me faisait un clin d’œil, un scintillement doré qui perçait chaque fois l’opercule du souvenir. Il en est allé ainsi jusqu’au déménagement.
Changement de maison, meubles remisés, cartons scotchés et valises bouclées, la salle de bains est toujours la dernière pièce à être débarrassée. Ce n’est donc que le jour du départ après une dernière ablution que j’ai vidé le petit meuble blanc et naturellement, rangé l’alliance dans la trousse de toilettes, avec ses deux complices de tiroir. Dans le nouvel appartement, point de meuble ad hoc, pas plus que de casier intime et j’ai à nouveau été embarrassé par cet objet incongru, témoin d’un temps révolu mais résolu à ne pas disparaître de ma vie. J’ai cherché un autre emplacement, une nouvelle alvéole discrète où je pourrais conserver intacte l’histoire qu’elle remémore et m’adonner quand bon semble à une ouverture mélancolique sur le passé. C’est ainsi qu’elle a sauté sans transition dans la corbeille du vestibule, entre clés inutiles, cartes postales oubliées, tracts publicitaires et coques jaunes des kinder-surprises de mes enfants. Joyeux cocktail bigarré dans lequel elle a perdu peu à peu sa raison, se confondant avec les bagues fantaisies en plastiques et les anneaux en toc des porte-clefs. J’ai fini un jour par l’inclure dans cette armada anonyme, lui conférant une place modeste, l’oubliant dans la multitude des choses qui croupissent sans qu’on y prête attention. De temps à autre, grâce à un rayon de soleil fuyant de la porte d’entrée, elle perce encore ma rétine pour me rappeler que dans son creux, est gravée pour toujours, comme nous le faisions enfants sur les platanes centenaires, la mention d’un amour célébré : C.A. pour C.S. 01/06/96.
Texte publié initialement sur le blog d’Anne Charlotte Chéron EN MARGE(S) dans le cadre des vases communicants du mois de juin.