Les vieux journaux
10.9.10Se souvenir en un éclair de lui : un copain d’enfance, certainement le seul, le vrai dont je garde quelques bribes de mémoires du quotidien intactes et parsemées de refuges incongrus, d’occupations étranges mais aussi de bêtises et forfaits de notre âge.
Et de revenir sur nos mercredis après-midi, ceux de l’enfance qui ont succédé au jeudi de nos parents, un jour dans la semaine où ils ne savaient que faire de nous, pressés dans leur travail, sans possibilité de garde. Alors il y avait les grands-mères, la sienne, la mienne suivant les semaines, paires, impaires. Des petits bouts de femmes qui prenaient pour un jour le relais, la garde des mômes désœuvrés. La mienne, ma Mamé, nous accueillait chez elle, dans sa petite maison ancienne, aux murs salis d’une chaux surannée. Elle nous installait autour de la table, nous servait un chocolat chaud Poulain en hiver, une grenadine Teisseire fraîche avec une paille quand arrivaient les premières chaleurs. Puis, elle continuait ses tâches quotidiennes : nettoyer les clapiers des lapins, en égorger un ou deux pour le repas du dimanche – laver son linge à la main dans un grand lavoir en pierre au creux d’un ciel-ouvert, étrange courette plantée au centre de la maison – puis nous regarder, longtemps, d’un regard aimant mais mutique.
Nos collations avalées, nous piquions les vieux journaux du Papé - la Marseillaise puis le Midi-libre - entassés dans un carton près de la cheminée. Bien que destinés à allumer le feu, ils étaient tous rangés soigneusement, pliés comme lors de leur réception dans la boite aux lettres, Papé remettait même la collerette publicitaire pour les maintenir bien serrés. Nous en prenions discrètement une dizaine, grimpions dans les étages par l’étroit escalier en colimaçon et du palier du grenier, nous lancions chaque feuille de chou sur la large rampe serpentine. Les bolides glissaient sur les rebords, tournoyaient dans l’hélix pentu puis inexorablement dégringolaient dans l’escalier. A la fin de notre jeu, nous comptions le nombre de marches que nos journaux respectifs avaient réussi à dévaler.
Cet amusement emportait Mamé dans une colère absurde. Absurde parce qu’elle était feinte, le sourire doux qui s’accrochait sur son visage entre deux remontrances convenues en était le plus fidèle témoignage. Nous n’étions pas dupes. Rien ne pouvait effacer sa bienveillance. Mais, derrière cette autorité de façade, se cachait la peur du Papé et son courroux qu’elle devrait affronter s’il descendait à l’improviste de sa sieste, les pieds empêtrés dans les journaux. Alors, elle nous réprimandait, gentiment, dans l’espoir que dans la haute chambre, son mari l’entendît expier ces petits vauriens qui mettaient la pagaille dans sa maisonnée.