Noir et blanc

19.1.11

noir et blanc La cuisine est grande et biscornue. Elle se tient là comme pièce principale, lieu de vie suspendu au premier étage d’une vieille maison de village. Elle forme un quadrilatère sans angles droits. Les murs partent en fuite, celui de droite comme celui de gauche, vers un centre, une ouverture vers la rue que forme la large fenêtre du fond. Sur le sol, un carrelage noir et blanc répand sa redondance jusqu’au seuil où une double-porte vitrée sépare la pièce du grand couloir. En ouvrant les deux battants, on peut agrandir l’espace pour accueillir les invités.

Mais d’invités il y a peu. Seule permanence : mon père, ma mère et moi enfant dans le souvenir pâle d’une pièce sans ajours. Une table ronde héritée de mes grands-parents, un évier blanc en émail écaillé, un gazinière Rosières marron glacé et un papier peint années soixante-dix à fleurs oranges et brunes. Autour de la table, à la vaisselle ou au fourneau, des acteurs muets qui évoluent comme dans un film super-huit en noir et blanc, par saccades et flous soûlés par le grésillement de la pellicule. Mais peut-être s’agit-il ici d’une mémoire manipulée, intégrée et retrouvée dans les projections sur drap blanc que mon oncle nous proposait les dimanches d’été.

Néanmoins, s'étalent sur ces jeunes années du noir et du blanc en rythme syncopé.

Plus tard, la pièce change et entre dans des remembrances plus précises. La cuisine s’embourgeoise d’équipements : four, lave-vaisselle, plaque de cuisson électrique, réfrigérateur intégré. La tapisserie disparaît pour laisser place à un enduit blanc réduisant la perspective en fuite des murs. L’ameublement est riche, contemporain, affublé de bois cher, de dorure sur les poignées de portes et de multiples rangements malins. Dans ce décorum, évoluent les mêmes personnages avec des couleurs qui suintent, du rouge aux joues et le teint bistre. Des séquences plus rapides, des paroles hautes et intelligibles s’accordent au nouveau lieu et lui rendent hommage.

Mais le vernis très vite s’écaille. La cuisine dans sa parure succédanée se fane sous l’inaction. Nos jours essoufflés, nos mots courts et silences imprimés s’abattent sur la nouvelle ambiance. La poussière se répand sur le clinquant, masque de nos ennuis. Les meubles se délabrent et les équipements nec plus ultra tombent en désuétude face à la paresse de nos jeux. Le vague envahit l’âme de la pièce, nos gestes deviennent lâches, nos paroles en cisaille empreignent nos têtes et les cloisons. La couleur disparaît, le passé l’emporte, nos actes s'étranglent et nos vies s’étouffent dans le crépitement d’une bobine super-huit.

Aujourd’hui encore, dans cette pièce, du noir et du blanc en rythme syncopé.

Texte publié initialement sur le blog de Brigitte Célerier dans le cadre des vases communicants du mois de janvier.

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