Mondes de vapeur
23.3.11Une fumée épaisse déborde des vasistas en créant, vu de l’extérieur, un mur opaque au travers des grandes baies vitrées. Les néons au fronton clignotent bégueules, une lettre vacillante sur deux. Le café du balcon perd son L pour une tranche de bacon grillé qu’on ne trouvera pas à l’intérieur. Tu entres, coup d’épaule dans les portes battantes, déjà bien éméché par ta tournée des troquets. Au zinc, ça s’astique, culs posés sur les hauts tabourets, la valse jaune bat son plein. A toi, à moi, les verres tintent et les yeux houspillent l’intrus qui n’aura de place ici que s’il paie la sienne.
Tu serres des mains, frappe des épaules dans des sourires de copains d’abord. Ta place, elle est au bout du comptoir, prés du mur qui te tiendra et des toilettes où tu alterneras. Tu commandes, qu’est-ce que tu bois à droite, qu’est-ce que tu bois à gauche ? Le serveur aux mille mains enchaîne les tours de passe-passe, pistaches et bouteille de pastis avec bec verseur, il arrose en un seul coup de bras glissé dix verres placés en ringuette. Et tu t’amarres, les yeux en flottaison, gauloise sur gauloise pour refaire le monde en éthylique, la timidité dans la poche, la joie sur tes joues qui suintent. C’est plus toi là, plus toi qui parle, un autre, grande gueule parmi les autres. Tu t’es laissé à la maison.
Ce n’est que dans le miroir moucheté de rouille, devant ce lavabo aux marques brunes crasses de cigarette, que tes yeux te recroiseront. Tu t’ignoreras, à quoi bon… Et là, dans l’odeur d'urée, tu feras tomber la goutte, tu te tireras la langue et retourneras vivre tes mondes de vapeur.