Le négus
25.5.11C’étaient toutes les après-midi d’été à la terrasse du café, des jours trop chauds où nous étendions nos jambes lymphatiques sur des chaises inconfortables en plastique blanc. Dès midi, les places se convoitaient à l’ombre de la tonnelle et autour des tables garnies de bocks de bières, de Coca ou de Tropico orange. Lui, il arrivait toujours ponctuel pour son apéro, pétroleuse qu’on entendait de loin, casque au bol et guiboles à l’air. Voilà le négus ! Semblaient dire nos sourires railleurs.
Car on le charriait le vieux négus. Gueule de travers, crevasses d’alcool apparentes et mégot maïs aux lèvres, il avait tout de la caricature du poivrot. Petit et chétif, courbé sur sa meule, il traversait le village à vive allure, jetait son engin contre le mur du troquet et entrait en scène, culbuto rabougri sur la terrasse. Oooh le négus ! Moqueurs, nous interpellions ainsi sa bouille rieuse et édentée. En guise de réponse, il levait un bras au-dessus de son dos rond, ce qui ne manquait pas de déstabiliser son équilibre précaire, puis il se donnait comme règle de déférence de passer à chacune des tables avant d’entrer dans le bistrot. Un mot pour saluer, l’air du temps, des « c’était mieux avant », une colère épidermique, des souvenirs en relaxes, souvent de grandes paroles gueulées et imbibées d’énormités mais sa faconde, son aura anisée et ses gaucheries enchantaient toujours son auditoire.
Après avoir payé sa tournée, il changeait de table, son ballon de jaune sans eau dans une main, son paquet de gitanes et son zippo dans l’autre. Il n’était pas rare de le voir caboter ainsi toute l’après-midi et finir affalé sur une chaise, les cheveux quillés au ciel, le regard vide et les pensées en vrac. Conscient de son état, il braillait un instant contre les derniers quolibets puis lassé, il relevait son short et étirait ses jambes, poteaux secs à la peau collante lézardée de soleil. Une parenthèse de silence où il nous semblait le perdre et il baissait son menton d’orgueil comme pour un dernier soupir, fermait ses yeux bouffis et laissait un somme le ramasser une heure ou deux.
Oooh le négus ! S’inquiétaient de son état ceux qui déjà arrivaient pour l’apéro du soir. Il se levait, geignait encore somnolent dans sa barbe éthylique puis dos rond et bras peinant à se lever, il enfourchait sa pétroleuse et disparaissait jusqu’au lendemain.
Texte publié initialement chez Kouki dans le cadre des vases communicants du mois de mai.