C'était ton sang
4.7.12
C’était ton sang. Trop facile l’allégorie, trop facile d’être en comparaison, pour nous chrétiens qui bénissons chaque dimanche le liquide divin. Mais je l’ai senti si fort couler dans tes veines, saillir tes pensées à chaque fois que tu prenais dans ta bouche le fruit de tes tranchées. Tu l’as mérité ton vin divin, ta gorgée de rouge multipliée à souhait chaque demi-heure de chaque journée. Tu t ‘es usé perché aux quatre vents sur des coteaux arides, tu as frappé ta terre comme si tu voulais la crever de ton désespoir d’être. Que d’outils usés, morts au combat après avoir été maintes fois rafistolés comme tes pioches et leur bout de vieux chiffon dépenaillé qui fixait le sarcloir démis ! Que d’outils, véritables armes de résistant, tu auras laissés là haut dans ta cabane de vigneron se décomposer et mourir comme tu es mort !
Tout en toi épousait la terre, tout en toi avalait le ventre de ces rangées que tu voulais si belles et rectilignes, débarrassées de tout chiendent nuisible. Tu la voulais tienne, ta terre, fierté d’un peuple de paysans, productrice de ton sang, génératrice de vie, de ta vie. Et tu as grandi et tu as vécu, et tu as péri dans et par ces terres. Le vin, ton sang. La vigne, ta religion.
Fils de, j’aurais dû me plier à l'usage. Me faire calife à la place du calife perché sur mon trône rural qui n’était autre qu’une benne dégueulant le fruit gorgé de ton sang. Du sang vinificateur, purificateur dans ton regard de père fier d’une descendance bien installée dans la descendance. Il en fut de chaîne en chaîne autrement. J’ai roulé ma bosse ailleurs, repoussant les travées ensoleillées qui ont métastasé ta peau, préférant le col blanc et le costume sombre au bleu de travail crotté par le schiste boueux.
J’étais jeune et con. Tu l’as marmonné plus d’une fois dans ta barbe. J’étais jeune et con et malgré ce, j’ai usé des jeans et des godasses sur tes terres qui m’étaient étrangères. En résistance, je t’ai maudit en amour. Et c’est avec le ventre lourd que j’ai suivi quelques uns de tes pas, parce qu’il le fallait, parce que ça faisait vriller ton œil gauche et cligner le droit de plaisir. Me voir avec toi, gravir les pentes tous deux agrippés à chaque cep comme des piolets de haute-montagne, c’était ta came, c’était ton accomplissement de père. Rien à faire des après-midis de grand vent ou des matins brumeux à se les cailler fermes. Rien à faire, rien à jeter, tout à se rappeler, temps à fixer sur l’image maladroite de ta bouteille planqué à l’ombre d’un figuier. Rien à boire sauf ton éthylisme à jeun. Toute une partie de ma vie est là dedans, dans le dedans du dedans, dans ta terre tant aimée. N’aies crainte, tu auras marqué de et par ton sang ma mémoire, à jamais rompu mes jeux de fieffé citadin à la gueule grande ouverte, jactant sur les pouilleux arrimés à leur barrique.
Aujourd’hui, je suis vieux et con. Longtemps que ton sang est séché au fond d’un caveau plein d’eau, décoré d’une cravate, d’un col blanc et d’un costume sombre. Si j’avais su tes terres, j’aurais couché près de ton corps une bouteille de vin rouge et une pioche finie d’un chiffon dépenaillé.
Texte publié initialement sur le blog de Nolwen Euzen pour les vases communicants de mai 2012.