Votre petite cuiller ne correspond pas à nos choix éditoriaux #vasesco @_frth
1.3.13Aujourd'hui j'accueille Franck Thomas dans le cadre des vases communicants. Il officie sur son site éponyme frth.fr sur lequel vous pouvez retrouver mon texte en échange mais aussi depuis quelques semaines sur le site l'escroc où il écrit une histoire collaborative en feuilleton avec Julien Quensière.
Comme d'habitude, la liste de tous les vases communicants de cette session est sur le blog du rendez-vous des vases orchestré par Brigitte Célerier.
« Votre petite cuiller ne correspond pas à nos choix éditoriaux. »
C’était ainsi que l’éditeur que j’avais sollicité justifiait son refus.
Avec amertume, je constatai qu’il ne daignait même pas l’assumer, la lettre ayant été signée d’un nom à la particule douteuse – un certain « de Lecture », Comité de son prénom – qui n’était sans doute qu’un pseudonyme, voire carrément un stagiaire.
La réponse avait été trop rapide. De toute évidence, l’éditeur ne s’était pas donné la peine de rentrer pleinement dans ma proposition. Il l’avait survolée. Plus sûrement même avait-il mandaté le stagiaire pour le faire à sa place, préférant prolonger son café décolleté d’un calva sur traversin plutôt que de s’aventurer dans la friche aride de l’auteur que je prétendais être, et que son pseudonyme d’assistant saurait de toute façon tout aussi bien rembarrer – tâche dont ce dernier s’était, en ce qui me concernait, en effet parfaitement acquitté.
J’étais vexé. Moi qui l’avais soigneusement choisi pour son ouverture d’esprit et sa politique éditoriale audacieuse, pour son engagement sans faille au service d’une littérature exigeante, radicale, novatrice. Je lui offrais l’occasion inédite d’entrer dans l’histoire, et il laissait mon chef-d’œuvre se compromettre dans les mains balbutiantes d’un stagiaire à la noblesse douteuse.
J’avais choisi mon année. Cent ans exactement après que Marcel Duchamp eut redessiné les frontières de l’art avec son premier ready-made, je proposais à mon tour une redéfinition totale de la littérature. Bien sûr, je me préparais à une reconnaissance posthume. Mais pour y parvenir, il me fallait quand même trouver le moyen de sortir mon œuvre de l’atelier, de toucher un public, même minime, qui pourrait en relayer le génie. J’insistai donc, en élargissant au maximum le champ de mes recherches. J’envoyai mon manuscrit par centaines, suivant une mécanique industrielle bien loin de l’approche personnalisée initiale, à tous les acteurs du monde de l’édition, de l’agent littéraire spécialiste de la bédé érotique bretonne des années 40 jusqu’aux toutes récentes éditions épistolaires de nouvelles sur mesure pour personnes âgées isolées et dépressives.
Je reçus des centaines de lettres de refus, qui augmentèrent en retour ma rage de parvenir, et me poussèrent à redoubler d’envois pour épuiser véritablement toutes les chances d’être un jour reconnu pour ce que je voulais être. Je n’en dormais presque plus. Ma famille devint distante, ne comprenant pas que je sacrifie les maigres ressources qui me restaient à cette entreprise désespérée. Mes amis, que je ne sollicitais plus, cessèrent peu à peu de m’appeler et évitèrent progressivement de me voir, saoulés par ma monomanie récursive. Les factures s’accumulèrent et le fisc commença à se manifester. Tout le reste de mon existence était mis en attente d’une reconnaissance, qui se montrait de plus en plus improbable.
Alors que dans les premiers mois je sautais sur le téléphone dès la première sonnerie, persuadé qu’un contrat m’attendait au bout du fil, je ne prenais désormais plus la peine de décrocher, me contentant d’écouter avant de me coucher la litanie des récriminations laissées sur mon répondeur, comme une berceuse annonciatrice de jours meilleurs. Un soir que je m’endormais ainsi sur fond de virulence créancière, je fus tiré de ma torpeur par un message qui tranchait sur les aboiements continus, une voix douce, et même empreinte d’une bienveillance d’autant plus louche qu’elle ne semblait pas feinte. Je sautai sur mes pieds, relançai l’enregistrement : c’était la secrétaire de mon maçon.
Plusieurs mois auparavant, alors que je me sentais encore concerné par les aspects matériels de l’existence, j’avais fait construire au fond de mon jardin l’atelier que je croyais destiner à ma grande carrière, là où s’élaboreraient à force de patience les chefs-d’œuvre, pensais-je, qui illumineraient le siècle à venir de leur puissance avant-gardiste. Le maçon que j’avais embauché pour ça ne s’était pas montré trop impatient quant au paiement de son travail, et c’était la première fois que sa secrétaire m’appelait. Il m’avait été conseillé à l’époque par un oncle qui l’avait au départ employé comme électricien, et pour qui il avait fini par concevoir toute la résidence secondaire dans les moindres détails, de la composition des massifs de fleurs jusqu’à l’organisation de la fête d’accueil du voisinage. Un gars doué, qui savait saisir les opportunités.
Aussi, lorsqu’il avait reçu ma petite cuiller accompagné d’une lettre de persuasion éditoriale au lieu du règlement de sa facture – erreur résultant de la fordisation intensive de mon ambition – il ne s’était pas offusqué de la chose, bien au contraire. Je le rencontrai bientôt, pour une entrevue chaleureuse destinée à poser la première pierre d’une collaboration qui allait s’avérer bien plus fructueuse que je n’aurais osé l’imaginer.
Après une longue et riche carrière dans le bâtiment, il ressentait depuis quelques temps le besoin de se lancer dans une nouvelle aventure, de se confronter à un nouvel univers où relever de nouveaux défis. Une façon de tromper le démon de midi. Ma lettre avait été le déclencheur. Visionnaire à coup sûr, il avait d’emblée compris l’innovation que représentait ma petite cuiller, et le commerçant pragmatique qu’il était y avait tout de suite vu le moyen d’en tirer un profit pour tous deux. Il fut si persuasif, j’étais si requinqué par l’entrevue que j’oubliai toute considération sémio-historico-esthétique pour me concentrer sur l’avenir radieux qu’il me promettait. Sans plus de formalités, il abandonna la truelle du jour au lendemain et devint mon éditeur attitré.
Grâce aux contacts de confiance noués tout au long de sa précédente carrière, il mit rapidement en place une chaîne de production éditoriale parallèle, et activa surtout un réseau de distribution original et étendu, qui ne se limitait plus aux circuits classiques : librairies, centres culturels, grandes surfaces… Avec la révolution de la littérature que mon livre représentait, il entendait revenir sur tous les réflexes archaïques des croûtons de l’édition – comme il les appelait (je ne me risquais pas encore à le suivre en public dans ses saillies assassines, au cas où l’échec de notre aventure m’aurait contraint plus tard à devoir de nouveau quémander la soupe aux susdits croûtons). Gageant qu’on allait plus souvent chez le boulanger, ou même chez le quincailler, que chez le libraire, mon nouvel éditeur inonda carrément toutes les branches du commerce de mon bouquin, sachant trouver pour chacune l’argument décisif qui le mettait en valeur.
L’initiative, couplée à une politique tarifaire attractive, permit à ma petite cuiller de renouer avec un lectorat perdu depuis longtemps. Un public oublié de l’imaginaire, rejeté par la langue, une population rebutée par le silence d’une bibliothèque ou la froideur d’une couverture, gavée par le mépris diffus de l’élite culturelle, redécouvrant avec bonheur le plaisir d’une lecture simple, intuitive, directe, aussi accessible qu’un kilo de poires ou qu’un tapis de bain parfumé. Ce fut un succès. Sans la moindre campagne marketing, l’engouement fut immédiat et bientôt chacun voulut sa petite cuiller.
C’était un véritable phénomène de société. Tout le monde revenait à la lecture. Bien que les cercles convenus de la littérature ne tarissent pas d’insultes à mon encontre sur tous leurs canaux officiels, les ventes ne cessaient d’augmenter. Dans les transports en commun, dans les administrations, et bientôt sur les plateaux télé, il était de bon ton de laisser sa petite cuiller dépasser négligemment de sa poche, manière discrète d’indiquer que l’on était au goût du jour, que l’on appartenait à ce peuple retrouvé d’amateurs. On lisait partout, tout le temps, à la moindre occasion. À la fin des repas par exemple, il n’était pas rare de voir les convives sortir leur petite cuiller pour une pause littéraire au moment du yaourt ou de la crème glacée. De tous âges, les lecteurs se révélaient. Les instituteurs et maîtresses d’école avaient d’ailleurs vite compris l’intérêt pédagogique de l’objet et s’en servaient pour aiguiser l’appétit de connaissances des élèves les plus revêches.
Malgré l’omerta du milieu, il fut bientôt impossible d’ignorer le mouvement, et les médias s’emparèrent de l’événement pour s’en faire le relais. Des études furent lancées, des sondages, des estimations, avec partout des résultats sans appel. Après la grande vague numérique des années 2000, on parlait désormais de re-matérialisation de la culture, et des incroyables solutions que cela apportait aux problèmes éthiques, écologiques et juridiques actuels : aucun gaspillage énergétique car aucune consommation électrique ; aucun matériau polluant ou issu de l’exploitation humaine ; piratage rendu inutile par le coût élevé de toute copie par rapport à l’original, etc. La lecture commençait même à dépasser l’usage des jeux vidéo chez les 15-25 ans. En plus d’être riche et célèbre, j’étais comblé. J’avais atteint mon but : une révolution de la littérature.
Ce fut l’époque où d’autres entrepreneurs, ayant compris le filon, voulurent lancer leur propre révélation littéraire. Mais ils arrivaient trop tard : personne ne voulait de leurs pâles imitations. Je restais la figure de référence, et tout le monde attendait impatiemment mon prochain best-seller. Poussé par mon éditeur, je me remis au travail. On m’attendait au tournant. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Et si mon premier livre m’avait valu une certaine renommée de la part de mon époque, j’escomptais avec le second rien moins que rentrer dans l’histoire. Je m’enfermais dans mon atelier. Au bout de plusieurs semaines d’inspiration stérile, je commençai à perdre confiance en moi : avais-je vraiment fait le bon choix ? Quel était le sens de tout cela ? J’étais seul, horriblement seul. Je sortis de l’atelier pour faire un tour dans le jardin, puis dans la rue à la rencontre de mes lecteurs, dont je me sentais si éloigné. À peine avais-je franchi la porte, que l’idée s’imposa d’un coup.
Un pavé. C’était l’évidence. Un véritable pavé. Ouvrage radical mais accessible, dense et populaire à la fois, profondément contestataire en même temps que familier du milieu littéraire : ce serait mon chef-d’œuvre.
Le lancement se fit en grande pompe, en vedette du Salon International du Livre. Pour la première fois depuis des années, on dut y refouler du monde. Les éditeurs étrangers s’arrachèrent les droits de diffusion, faisant d’autant plus monter les prix qu’ils s’épargnaient le long et coûteux travail de traduction habituel. Désormais réconcilié avec la profession, mon pavé se révéla un succès de librairie (en même temps que de charcuterie, de plomberie, d’épicerie ou d’horlogerie, personne ne voulant se priver d’une prospérité facile). Des studios américains enfin, vinrent nous solliciter pour une adaptation cinématographique. J’obtenais une reconnaissance internationale.
Je me lançai à corps perdu dans mon œuvre. À noël, je sortis une truelle au style chic et choc, hommage à mon éditeur, qui eut son petit succès sous les sapins. Je m’essayai ensuite au feuilleton : sans relâche pendant un an, j’écrivis un pot de peinture par mois, pigment par pigment, créant le suspense d’une intrigue haute en couleurs en déconstruisant avec audace le spectre chromatique. J’expérimentais de plus en plus : initiant une transversalité balzacienne, je sortis un bloc-notes vierge d’abord, puis une série policière de stylos plume qui s’en faisait l’écho. Je sentais que j’approchais l’essence de la création. Ce fut après la publication de ma petite fourchette, clin d’œil plus léger aux débuts de mon œuvre, que je trouvai enfin la provocation ultime : un roman, uniquement composé de feuilles de papier imprimées de même format, reliées les unes aux autres par un côté et protégées par une couche de carton léger, lui-même imprimé et glacé. Un volume proprement révolutionnaire, qui reçut pourtant un accueil mitigé – trop complexe, certainement. Trop novateur. J’étais déçu, mais je ne voulais pas m’éloigner de mon public. Aussi retournai-je, après ce coup d’éclat que l’histoire saurait bien reconnaître un jour, à une voie plus commune et rentable.
Je publiais désormais un bouquin par an, moins bon sans doute avec le temps, mais qui trouvait malgré tout à chaque fois son public, dans la petite centaine de pays où il était diffusé. Je fus décoré de l’Ordre des Arts et des Lettres. Mes amis étaient revenus, et je m’étais marié. J’avais pris goût au luxe et à la célébrité, mais la vie sans aspérités commençait à me lasser, et je sentais mon inspiration peu à peu s’étouffer sous les draperies de soies, dont je craignais de ne plus pouvoir un jour me lever. La distraction me gagnait petit à petit. Ou bien était-ce l’indifférence ?
Mon éditeur commençait lui aussi à avoir le regard attiré par d’autres horizons. Peu avant la finalisation de mon nouveau bouquin, je lui envoyai la version en cours, afin qu’il puisse me faire ses dernières recommandations. Mais lorsque le colis fut parti, je me rendis compte de mon erreur : au lieu de l’essoreuse à salade sur laquelle je planchais depuis plusieurs semaines, œuvre intime et sincère – en partie autobiographique – qui m’avait demandé beaucoup de travail, je lui avais envoyé l’une de mes banales montres en or. Quand je l’appelai pour le prévenir, il me félicita aussitôt pour mon dernier chef-d’œuvre, plein d’audace, qui une fois encore allait là où l’on ne m’attendait pas : ce serait un livre de collection, tiré à peu d’exemplaires, mais qui s’arracherait aux enchères. Convaincu par son enthousiasme, je ne dis rien de ma méprise, satisfait d’avoir gagné sans effort de quoi payer les travaux de ma nouvelle villa, et par la même occasion une année de travail supplémentaire pour achever mon essoreuse à salade intimiste.
Mais quelques jours plus tard, un homme vint me voir dans la rue, désireux que je lui signe un autographe sur son bouquin préféré – mon meilleur selon lui. J’acceptai volontiers, content de retrouver cette proximité du public, tant appréciée les premières années et devenue plus rare avec le temps. Le type me tendis alors un pied de biche, le regard brillant, dans l’attente que je l’immortalise. J’eus un moment d’hésitation : est-ce qu’il se foutait de moi ? Je n’avais jamais écrit ce pied de biche, qui avait toutes les apparences d’un vulgaire objet industriel. Le type me regardait toujours. Il était plus grand que moi, plus costaud aussi. Je remarquai un sourire sur ses lèvres, indéfinissable. « Vous croyez vraiment que j’ai pondu ce torchon ? » Malgré moi, ma voix avait été un peu sèche. Le gaillard accusa le coup. Mais au lieu de me tomber dessus comme je le craignais, il éclata alors en sanglots, et sous mes yeux stupéfaits, se moucha littéralement dans le pied de biche, que j’avais opportunément qualifié de torchon juste avant !
L’épisode me fit réfléchir. Avais-je vraiment un tel pouvoir ? Ou bien était-ce une coïncidence ? Je me dis qu’il y avait peut-être là une dernière subversion à tenter. Après tant d’années en roues libres, il était temps de relancer un geste artistique véritablement audacieux. Je commençai dans mes échanges à intervertir des noms, avec une assurance telle qu’elle ôtait tout soupçon de supercherie : des bougeoirs pour des ciseaux, des marteaux pour des tasses à café, des cartes à jouer pour des prises électriques… Personne n’y trouva à redire. Je ne perçus même aucune surprise ou hésitation. J’essayais plus gros : une lettre pour un ascenseur, une voiture pour une pince à épiler, un fauteuil en cuir pour un peigne… Idem. Malgré des difficultés nouvelles de manipulation, les objets changeaient de fonction et d’appellation sans aucun accroc, et je constatai que je pouvais ainsi infléchir le réel à ma guise. Dès lors, je m’en donnai à cœur joie.
La vie était soudain devenue beaucoup plus attrayante. Chaque jour offrait l’occasion d’un remodelage complet. Ce qui existait la veille n’avait soudain plus court dès lors que je le décidais et se voyait complètement remis en question au gré des répliques de la journée : je me rasai la moustache avec l’échelle du garage, dégustai de grands vins de Bordeaux dans le gouvernail d’un hélicoptère de combat britannique, tentai d’isoler la margarine à l’aide d’une peinture de Rembrandt… C’était sans limites. Pris dans mon nouveau jeu, j’avais abandonné mon essoreuse à salade (ou plutôt, je l’avais laissée entre les mains de mon voisin qui la trouvait bien pratique pour tailler sa haie un jour sur deux – l’autre jour, elle lui remplissait sa feuille d’impôts) et ne vivait plus que sur les droits d’auteurs de mes livres précédents. Mon éditeur de son côté avait fini par se lasser complètement de la littérature et était revenu à ses premières amours : il passait désormais son temps à modifier de fond en comble les huit maisons qu’il avait fait construire du temps de notre splendeur, et revenait perpétuellement sur chaque détail de l’aménagement. Nous vaquions ainsi chacun à nos jeux de construction, tels des gamins rendus à l’insouciance.
Un jour pourtant, je fus pris d’un doute. Tout d’un coup, je ne savais plus si la petite cuiller que j’avais dans la main était l’original de mon premier chef-d’œuvre ou bien la pièce manquante du moteur de ma tondeuse à gazon, qui ressemblait elle-même étrangement à la petite robe moulante de ma femme que j’étais allé récupérer chez le pâtissier trois jours plus tôt. Je voulus passer un coup de fil à ma femme pour m’en assurer, mais on venait juste de refaire la toiture du téléphone, et je fus obligé de prendre la betterave pour aller lécher l’épingle à cheveux de son tiroir. Elle me trouva dans tous mes états. « Qu’est-ce qui t’achève ? Ne t’illumine pas comme ça ! » me dit-elle.
Je la pris par l’asperge. Elle me repassait de ses grands sacs vernis, comme si j’avais emballé une barquette. Comment lui faire comprendre ? J’essayai bien de la tartiner de baskets, de lui faire tourner la vitrine du chameau bissextile, mais il n’y avait rien à faire : l’avion était définitivement choyé. Saisi de porcelaine, je pris la mer la plus proche et m’allumai aussitôt de toutes mes portes.
J’avais été trop loin. Ma création m’échappait. Tout cela me faisait terriblement peur, tout d’un coup. Je devais reprendre le contrôle, mais où s’arrêter ? Il n’y avait plus aucun moyen de connaître la normalité à laquelle revenir… J’essayai tant bien que mal de joindre mes amis, mais ils me déracinaient tous de leur mouche abrupte. Plus personne ne me comprenait ! Ou bien était-ce l’inverse ? J’étais au désespoir, perdu dans l’infini sémantique. Que faire ? Soudain, je réalisai qu’il restait une personne qui pouvait peut-être encore me comprendre. Je me précipitai chez mon ex-éditeur.
Il m’accueillit chaleureusement dans sa neuvième baraque. Je ne fus jamais aussi heureux que ce jour-là de lui serrer la main (et pas la limace), de m’assoir dans son canapé (et pas son gobelet), de le voir s’inquiéter à mon sujet (et pas se ligaturer le ventricule gauche). Il me proposa un verre, et partit chercher de quoi le servir. Resté seul, je me calmai peu à peu. La pièce était agencée à l’ancienne, sans extravagance : des meubles, une table, une bibliothèque, quelques lampes et tableaux. Rien que de très rassurant. Tout s’arrangeait déjà, je le sentais. Ce n’avait été qu’une folie de ma part. Fini les expérimentations, les provocations. Trop dangereux, la littérature. J’allais réparer mes erreurs et retourner à une vie plus simple, pourvoyeuse de bonheur. J’allais aimer ma femme, partir en vacances, organiser des dîners entre amis. J’allais me mettre au rafting, à la cuisine, au kama-sutra. La vraie vie allait maintenant commencer. En y pensant, je retrouvai un sourire – qui se figea lorsque mon éditeur revint avec les boissons. « Eczéma-mouton ou parpaing on the rock ? »
Cela fait cinq mois maintenant, que je suis enfermé dans le sous-sol du ministère des Trachées Auxiliaires. Englués par les portants qui s’emballèrent de me voir allonger des bananes en pleine crique, les phylactères m’ont soudain pétri par lueur, et me touillent depuis chaque corbeau de leur pin’s. Je ne me suis pas laissé faire, bien sûr, mais c’était inutile. J’avais beau leur répéter qu’il y avait erreur, que j’étais innocent, rien à faire : ils n’avaient que le proxy-éthylène à la bouche. J’exigeais qu’on me libère – qu’avais-je fait de mal, bon sang ? Mais j’avais toujours droit à la même réponse : tant que je slalomerai à ternir les boulons qui m’étaient atrophiés, il était de leur parloir de me dérider, pour ma propre ethnicité. J’ai dés lors abandonné tout recours.
À travers la chaussure de ma cellule, je regarde le soir tomber sur les taxidermistes étoilés qui pinaillent dans les travées burlesques, épluchant leurs bourdons d’ongles métalliques et de baguettes lacustres. Le chemin bleu et l’ardoise fluette, ils pédalent les transfos de rosières adjacentes. Après tout, peut-être est-ce mieux ainsi, me dis-je. Même si j’ai toujours plaisir à le voir s’activer, même s’il m’émerveille chaque jour un peu plus, je ne suis sans doute pas fait pour ce monde.
Alors, après un dernier regard sur les flûtes capricornes, je finis par quitter l’angle de la chaussure et retourne me coucher sur le rhododendron de service. Une fois allongé, je soulève délicatement l’un de ses pétales, pour en extraire la petite cuiller que j’y ai dissimulé.
Je la regarde un moment.
Puis je ferme les yeux. Et dans un dernier sourire, j’achève, sur l’intérieur de mon poignet, l’écriture acérée de mes mémoires posthumes.
Franck Thomas