Trois fois seize
6.4.13
Raclant nos godasses sur le trottoir et avec l’air important de ceux qui vont braver l’interdit, nous filons droits têtes hautes et mains dans les poches. Trois copains désoeuvrés à la recherche de décomplexions et d’amitié que les tintements de verres et les tapes dans le dos vont nous donner comme jamais auparavant. Trois fois seize ans, ça fait pas lourd ; mais multiplier les connivences et ajouter les ans pour paraître grand, ça, on sait faire.
Il y a en nous toute l’insouciance de l’âge et l’appétence des grandes beuveries de nos pères. Si eux s’arrosent copieusement le gosier tous les samedis soirs, pourquoi ne pas les imiter tous les mardis. A chaque soir sa débauche : aujourd’hui, c’est notre tournée des grands ducs. Trois forteresses à prendre sans se faire prendre : le bar de la Paix, le bar de la promenade et le café du balcon. Pour ce faire, il faut user de nos moustaches naissantes et de nos grands pieds pour paraître plus âgés. Rien ne doit être laissé au hasard pour réussir à gruger le taulier. Et sur le trottoir, comme des midinettes, chacun arrange la frange rebelle de l’autre afin de masquer l’acné qui pollue nos fronts.
Tel est notre défi, six desperados d’opérette à l’assaut des zincs du village. Et dès les premiers battants de porte poussés, nos rôles s’emplissent d’assurance et de mimétisme. Un à un nous grimpons sur les hauts tabourets, la position immédiatement résolue : jambes légèrement écartés, torses bombés et talons solidement appuyés sur les barreaux des sièges. Et comme il faut être accoudé au bar comme de vrais piliers, de concert nos coudes droits frappent le comptoir. Nous semblons des mercenaires. On est dans la place.
« Trois demis, patron ! » entonne-t-on avec une fierté non dissimulée et quelques frétillements dans les genoux. Le patron éberlué par notre présence déboule de sa réserve et très vite, attrape un sourire qui se coince dans ses gencives. Un mercredi soir, son troquet habituellement clairsemé de poivrots sexagénaires la tête dans leur tabatière, voilà qu’il accueille six olibrius à peine sortis des jupes de maman qui veulent se rincer à la bière. « Hé, les gamins, c’est carnaval ?! » s’exclame-t-il. Dépités, nous rabattons nos coudes, nos talons prêts à se tourner quand il nous rattrape sur le seuil de l’estaminet et d’un air sévère nous lance : « Allez, venez, je vous la coupe avec de la limonade… ».
Fiers comme des gardons, nos culs se tassent à nouveau sur les Saint-Sièges. La sueur sous nos franges collées lustre nos fronts et même si la victoire se dilue dans de l’eau sucrée, nos lèvres et nos nez dans le breuvage, nous nous sentons vibrés comme des hommes, héros de pacotille, futurs brailleurs de bar.
Texte initialement proposé sur le blog de Franck Thomas dans le cadre des vases communicants de mars 2013.