Un dimanche à Marignane

17.7.15

Un dimanche d’été sur le parking de l’aéroport de Marignane, quelques cigales racontent leurs vies accoudées à la rambarde tandis que la chaleur en kérosène inonde le parking face au terminal B. Nous sommes arrivés avec de l’avance. L’angoisse du départ est plantée dans chaque voiture stationnée. Elle tourne dans la cage de Faraday et se pâme dans l’air climatisé. C’est un jour d’au-revoir, de gestes d’amour, de sourires pleine bouche et de rires gras mais aussi de petites frustrations. Dans quelques minutes, la sœur au cœur d’or volera vers le pays de l’autre côté de la mer ; celui que je voudrais aussi retrouver et embrasser avec elle.

Elle glissa comme un vent venu du tarmac. Je l’ai vue, un instant, un mirage peut-être, poursuivie par un homme blond et furibond. Un instant de cinéma comme un Belmondo en tribulation pourchassant une chinoise. Des cris percèrent la muraille des cigales en leur coupant toute velléité de bavardages. Une dame voilée surgit de nulle part implorant son dieu dans un appel au secours. Sa complainte en rengaine, ses hurlements en folie déchirèrent les maigres nuages suspendus au parking tandis que l’effarement s’emparait de mon visage. A ses côtés, un homme se tenant la jambe des deux mains fixait d’un regard vide la flaque de sang qui coulait de sa cuisse. La fille traquée par Jean-Paul sauta le muret du parking et tous deux s’évanouirent dans les voiles de vapeur chaude.

Un instant hébétée, j’eus de la peine à recomposer la scène qui venait de se dérouler. La fille volante avait tailladée la jambe du compagnon de la dame voilée en tentant de leur dérober un sac à mains ou quelque autre effet dans leur voiture. Quant à l’intrépide justicier aux trousses de l'assaillante, il semblait qu’il fut son ex-mari ; un trio improbable qui se trouvait là au mauvais moment attisant la convoitise d’une pickpocket sans nul doute professionnelle, armée et très agile. La mare de sang atteignait désormais presque mes pieds. Sa trainée rouge vif tranchait les ombres des voitures sur le bitume alors que les cris de panique redoublaient. Bientôt un attroupement rajouta de la confusion à la situation déjà saturée de troubles. L’homme aux aboies avait besoin rapidement d’un garrot pour endiguer l’hémorragie et sa compagne choquée et haletante ne faisait qu’hurler son désespoir sans penser à détacher son voile, ligature parfaite pour venir en aide au blessé. Je lui criai pleine face de s’en remettre à la réalité, d’oublier son Dieu dans de pareilles circonstances et de se décoiffer en urgence. Au bout de quelques minutes elle obtempéra et une badaude, visiblement de profession médicale, put garroter la jambe de la victime et stopper l’effusion d’hémoglobine. 

Les secours tardaient à intervenir et un désarroi pesant se lisait dans les regards mais après l’adrénaline en cartouche que je venais de prendre dans le palpitant, la situation qui s’éclairait, posant un à un les personnages de l’intrigue, apaisa un peu mon esprit. Le parking semblait vidé de sa fonction et devenu un plateau de tournage sur lequel on venait de jouer une représentation éclair, un rush qu’il faudrait certainement coupé au montage. 

Quand, soudain, me tournant pour chercher ma sœur et mon ami qui m’accompagnaient, j’aperçus une petite fille d’à peine cinq ou six ans, plantée devant l’homme blessé l’air détendu et le sourire fin. Arrivée sur la scène pour une nouvelle fois brouillée le scénario, elle semblait sortie d’un des longs couloirs de l’hôtel Ahwahnee dans Shining. Belle et figée, froide face à l’atrocité de la scène, le regard bleu surplombé de cheveux d’or, elle bousculait de sa candeur l’exécrable âpreté en bouche que me flanquait le sang répandu au sol. Je la questionnai sur sa présence ici, lui demandai où se trouvaient ses parents. Je lui dis qu’il ne fallait pas rester là, que ce n’était pas la place d’une petite fille, qu’il venait de se passer quelque chose qu’elle ne pouvait voir. Toute une série de questions et de sentences qui me traversaient l’esprit comme des évidences avec en ligne de mire un besoin de comprendre, de rationnaliser des faits qui s’avéraient totalement ubuesques. Elle me désigna la femme désormais cheveux défaits comme sa mère et, cherchant de ses yeux ronds l’horizon, trouva son père en pointant du doigt l’homme blond, mon pseudo Belmondo version 2015, qui revenait bredouille de sa course effrénée, le visage tuméfié et ensanglanté. 

Les deux parents sonnés par leur aventure ne firent aucun cas de la petite fille qui s’enroula dans mes bras comme si je fus une tante chère ou une grande cousine à qui l’on peut confier tous les secrets du monde. Je me retrouvai ainsi au cœur de l’été sur le parking de l’aéroport de Marignane et sous une chaleur harassante enlacée à une enfant perdue en compagnie charmante d’un blessé par arme blanche, d’une femme hystérique au voile salvateur et d’un blond germanique au visage émacié qui s’était pris pour le Magnifique. 

A l’arrivée des secours, tandis que je voulais m’écarter de la scène de crime, le visage de la petite fille collée à mon épaule m’implorait de rester près de ses parents. L’incongruité de la situation me fit battre d’une colère sourde. Cet enfant laissée à l’abandon aurait pu se faire kidnapper sans que personne ne s’en offusque. L’enchaînement rapide des événements avait troublé le sens commun des protagonistes jusqu’au point de faire oublier à ses géniteurs la présence de l’enfant. Je ne lâchais pas ma nouvelle amie d’une semelle. Serrés l’une contre l’autre, je ne savais plus qui consolait qui. La tendresse et l’innocence nous étreignaient aussi bien qu’une aire de repos au bord d’une autoroute apaise le voyageur fatigué de la violence du bitume. Nous fîmes connaissance avec douceur. Je lui dis mon nom, elle s’appelait Sirine. Je fus la tante qu’elle souhaitait, Tatie câline qui protégea la pureté de son sourire de l’atrocité des auréoles séchées sur le macadam du parking.

Le périmètre fut bouclé par des bandes jaunes de police. Je m’attendais à voir apparaître la bouille rousse d’Horacio Caïne mais il n’en fut rien. A priori, aucun expert à Marignane pour saturer les couleurs du ciel et piéger l’assassin avant qu’on ait eu le temps d’apprécier la coupure pub. L’homme blond à défaut d’être le Professionnel, filmé dans sa course poursuite au ralenti accompagné d’une musique de Wladimir Cosma, se contenta de retrouver sa fille avec un bonheur extatique. Embarqué dans un camion de pompier, il m’arracha Sirine des bras pour la serrer contre lui, le visage décoré de bandelettes blanches sur lesquelles coulaient de chaudes larmes. Les portes arrière se refermèrent lentement sur l’image technicolor d’un père et d’une fille en retrouvailles. La dame qui avait fait le garrot et qui soudain ressemblait à Meredith Grey me rejoint. Elle me tapota l’épaule comme si on formait un duo d’urgentiste depuis toujours tandis que dans l’entrebâillement des portières, Belmondo me gratifia d’un large sourire et de quelques mots étouffés en guise de reconnaissance.

Je repartis le cœur gros avec l’image poignante de Sirine à jamais gravée dans ma mémoire. Ingénue et craquante petite fille qui, grâce à sa fraîcheur d’enfant et à la douceur opaline dont elle a su patiner l’évènement, effacera avec le temps la violence et l’absurdité de cet après-midi d’été, final cut approximatif d’une série télé.

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