Entre Chaudeyrac et Boissanfeuilles
21.9.15
J’ai gardé cette photo aux reflets mordorés de toi assis sur un tronc d’arbre. Ton regard fixe l’objectif et tu souris légèrement, heureux d’être là dans ce bois couvert de feuilles grises et cuivre. C’est en Lozère, entre Chaudeyrac et Boissanfeuilles (http://j.mp/boissanfeuilles). A mi-chemin, au bord de la nationale 88, tu es au milieu d’un tapis d’humus. Je ne sais pas qui t’a photographié et surtout comment cette personne a réussi à te faire poser. Tu es détendu, c’est rare. Tu es beau et les rayons de soleil derrière toi viennent illuminer ton visage comme un portrait de Vermeer.
Tu es assis sur ce grand tronc d’arbre abattu depuis des années. Il est sec et brun avec une odeur de champignon qui te va bien. Toi, le battant fatigué. Tu portes un haut de survêtement marine ouvert sur ton torse et un pantalon sombre, un bleu de travail (http://j.mp/bleudetravail-vinau). Sur ta peau, tu as un débardeur blanc, un Marcel, échancré sur ta poitrine brulée par le soleil et les excès. Tu tiens la position de l’homme qui vient d’accomplir sa tâche avec vaillance ; tes avant-bras sont posés sur tes genoux repliés, tu as les manches retroussées jusqu’aux coudes, ton corps est penché vers l’avant, tellement penché qu’on n’aperçoit presque plus tes jambes qui se confondent avec le bois de l’arbre. La clarté qui inonde les contours de la photo renforce l’effet d’ombre, supprime une partie du paysage pour te laisser seul au centre, maître du lieu, maître de l’arbre mort, maître du tronc. Près de ta propre mort, tu es un tronc d’homme sur un tronc d’arbre.
J’ai gardé cette photo aux reflets mordorés de toi assis sur un tronc d’arbre. Je l’ai gardée précise en mémoire, moi-même photographiée dans ma tête. Je ne sais plus où elle est aujourd’hui. Je ne suis pas sûr de vouloir la retrouver mais j’ai demandé à maman si elle pouvait m’envoyer quelques clichés de toi. Je n’en ai aucun. C’était pour la fête des pères. Comme si j’avais besoin d’un fête pour penser à toi, je l’ai appelée, lui ai dit que je voulais te regarder, que j’avais besoin de confronter tes yeux à mon souvenir, aux images sépia de ma tête et aux sensations de toi qui tournent dans mon corps, qui balayent mon présent, que j'avais besoin de faire la mise au point entre les années passées et celles que j’ai peut-être imaginées. Non.
Non, tu le sais bien, je ne lui ai pas dit tout ça. J’ai simplement demandé sans argumenter. J’ai demandé deux fois, trois fois, parce qu’elle est sourde aujourd’hui, sourde à toi, sourde à nous. Elle n’a pas compris. Elle m’a répondu quelques semaines plus tard qu’elle n’avait aucune photographie de toi.