Restes de toi
10.9.15
Il me reste beaucoup de toi, plus que ce que tu crois, plus que ce que tu m’as donné. Il me reste le regret. Il y a toujours ton poinçon de sang qui marque mon dedans. Dire que tu m’as donné la vie, fait que mon coeur bat, s’emballe, fait de ratés. Dire que je respire en toute quiétude ou tout renoncement, dire que j’ai des projets, des beaux, des avortés, dire que je bats la vie comme un dératé, que j’ai tiré de tes mains cette force d’exister. Dire tout cela et se mordre les lèvres de t’avoir regardé me quitter sans rien dire.
Je ne suis pas le seul autour de toi à avoir agi de la sorte ou plutôt à ne pas avoir agi. Mais est-ce une excuse ? De toute façon, il est trop tard.
Mais aujourd’hui encore, personne ne dit rien des restes de toi. Personne ne se souvient ou plutôt personne ne dit qu’il se souvient. Je ne peux pas croire que ta disparition soit normale. Je ne peux pas croire que nos chemins se soient divisés sans que nous n’éprouvions – nous, ta famille - la moindre nostalgie de toi. Aucune photographie, aucune trace de toi sur le buffet – la place dévolue aux défunts -, aucune effigie, rien, nib, que dalle. Nous aurions pu garder près de nous le souvenir, avoir quelque chose qui, au détour d’un regard, nous rappelle à toi. Non. Pas de tison de cheminée alors que tu passais des heures à agacer tes braises dans le foyer. Au sens propre comme au figuré. Non pas de tison. Aucune escarbille, que des cendres. Nous n’avons aucun vieux sécateur rouillé, de ceux que tu gardais huilés dans un linge au fond d’un tiroir du vieux buffet. Tes ciseaux à couper le fruit ou à tailler ta vigne comme ta vie. Non, aucun tranchant qui puisse encore nous émouvoir. Aucune bouteille en verre et à bouchon mécanique que tu aimais tant parce qu’elle préservait de l’éventement ton vin rouge sang. Comme s’il avait le temps de s’éventer. Aucune bouteille à l’amer qui s’ouvrirait de son cliquetis si particulier pour te faire à nouveau respirer. Aucun toast porté à ta mémoire qui ferait claquer nos vies dans un sourire pleines dents. Non aucune bouteille. Nous n’achetons plus que du vin cacheté aux belles étiquettes. Pas une seule chemise jaune, pas la moindre chemise poussin avec grosse poche à la poitrine, cette chemise immonde qui inondait ton visage d’une lumière crue et que tout le monde détestait. Aucune affaire à toi. Aucun effet quel qu’il soit qui ne vienne gêner notre après-toi.
Il ne reste qu’une évanescente réminiscence. Parfois, tu es évoqué dans une discussion, d’un ton moqueur, souvent. On badine, on te dit léger et bête. Inculte et bourru. On sourit à ton souvenir comme si tout cela était normal. Tu as disparu, tu nous as laissés et on s’en fiche. Tu ne nous manques pas. Tu n’es plus, on ne te cherche plus et aucun soupir ne semble entaché la vie. On ne dit pas la peine et les nœuds coulants dans les gosiers. On est des taiseux de l’affect, des oublieux. Alors, comme dans ta tribu disloquée je me tais aussi et que le regret continue à cingler mon dedans, j’écris là et dans nos interstices d’amour quelques restes de toi.