Absynthe my mind
25.10.15
Dans la maison de mon enfance, prés du salon, il y a une cave. Singularité de ces vieilles demeures villageoises, les pièces sont agencées en dépit de bon sens. Juste un couloir sépare les deux pièces ; si bien qu’il est facile de passer d’un endroit chaleureux à une atmosphère froide et humide. A elles seules, ces deux pièces résume l’ambiance des lieux.
Le salon est, comme il se doit, l’endroit dévolu à la détente. Du moins le laisse-t-il croire. Les soirs d’hiver, s’y joue le ballet familial traditionnel. Maman se pose devant la télévision confortablement installée dans un moelleux fauteuil en cuir fauve. Elle prend toujours la précaution de glisser sous l’accoudoir le dernier télé7jeux ; solution de repli au cas où les trois chaînes lui feraient l’affront de ne présenter que des programmes inintéressants. Papa effectue des va-et-vient incessants entre son rocking-chair toujours en mouvement et sa cheminée qu’il alimente, plus que de raison, avec de grosses bûches fraîchement coupées. Le feuilleton télé du soir ne l’intéresse pas. Il préfère admirer les abondantes flammes qui chauffent et éclairent la pièce en lui donnant un aspect mystérieux. Dans son regard, je peux lire la satisfaction du bûcheron qui, des heures durant, s’est tué à la tâche amassant des stères en rondins et autres ceps de vigne bien secs. Un véritable trésor. Butin qui crépite maintenant dans le foyer pour délivrer un bien-être que lui seul parvient à apprécier.
Quant à moi, sur une chaise inconfortable, je suis d’un œil les épisodes de « Châteauvallon » tandis que de l’autre, j’accompagne les mouvements de l’attiseur de feu. Chantal Nobel est belle, Maman impassible. Papa toussote en tirant sur sa gauloise brune aussi grassement que la cheminée tire la fumée de son conduit vers l’extérieur. La soirée s’écoule silencieuse et impassible, immuable et ennuyeuse. « Puissance et gloire dans l’eau trouble d’un regard ! » hurle Herbert Léonard sonnant ainsi la fin de la soirée télé. Tandis que le générique déroule ses fadaises, Papa se lève péniblement du siège patriarcal. Après un dernier coup de tisonnier pour étaler la braise, il nous souhaite une bonne nuit de manière concise et sans chaleur. Le couloir, un détour par la cave pour se rincer la bouche d’un coup de rouge somnifère et il disparaît.
La cave. Le salon. Le silence. Maman suit la sortie traditionnelle de papa en levant les yeux au ciel. Entre deux œillades implorant le divin de lui expliquer les agissements dédaigneux de son mari, elle me regarde avec insistance dans le secret espoir que je cautionne son agacement. Je fais mine de ne rien voir. Je lui tourne le dos et m’avachit sur la table du salon avec hâte qu’elle déguerpisse.
La cheminée ne flambe plus. Les publicités criardes s’enchaînent à grand renfort de slogans affligeants. Pour chacune d’entre elles, elle souligne encore un peu plus sa contrariété en grommelant d’indignation. Je souhaiterais un geste, un mot, une discussion. Mais, rien ne vient.
La tirade publicitaire se termine. D’un appui lourd de ses mains sur les accoudoirs, elle soulève son corps flasque et repus d’anxiété. Elle décide enfin de sortir de sa torpeur pour parfaire son fiel dans le creux de son lit.
Enfin seul. Je reste un instant à l’écoute de la maison, guettant ses pas feutrés dans l’escalier qui la mène à sa chambre, Quelques crépitements de braises. Un claquement de porte. Je baisse le son de la télévision pour m’assurer que la maison est bien endormie.
Je remonte légèrement le volume du poste pour masquer mon déplacement et feindre ma présence dans le salon. La porte franchie, je me retrouve dans le couloir plongé dans le noir absolu. Je reste quelques secondes suspendues à scruter l’espace comme un cambrioleur, mes oreilles et tous mes sens à l’affût du moindre bruissement. Aucun son incongru, aucune lumière ou déplacement ne peut m’échapper. Mon cœur accélère sa cadence, mes tempes bourdonnent. Je m’apprête à braver l’interdit. J’ai peur. J’entre dans la cave.
A gauche, un vieux buffet dont papa a escamoté la partie haute. Posée sur le bahut, une armoire métallique plus haute que large. Sur sa porte, un vieux miroir piqué et voilé reflète mon visage de façon convexe. Ma tête s’élance brusquement vers le haut et me donne l’impression d’avoir l’occiput déformé. Je souris nerveusement et assortis cette image de grimaces malicieuses. Passé ce jeu espiègle, je m’apprête à ouvrir l’armoire des secrets de Papa.
La clé de l’armoire est dissimulée dans le premier tiroir du meuble porteur. Je la trouve enveloppée dans un vieux chiffon au milieu de ciseaux rouillés. Après m’en être saisie, je range l'attirail du vendangeur dans son écrin de fortune en prenant soin de reposer l’ensemble à l’exacte place où je l’ai trouvé. Je repousse le vieux tiroir en bois vermoulu. Je veux ouvrir l’armoire, curieux et excité des découvertes que je vais y faire, mais la poignée de fer blanc me reste dans les mains. Je la remets avec soin dans son encoche écaillée en m’assurant de sa bonne tenue. La petite clé, sésame aux dentures rouillées, tourne alors dans ma main deux ou trois fois. Expression de ma crainte et de mon hésitation. Puis dans une prise de décision soudaine, elle s’enfile dans la serrure pour enfin me faire franchir le pas de l’acte interdit.
La porte-miroir s’ouvre sur les élégances de papa dans un crissement métallique aigu. Un regard dans le couloir pour m’assurer que personne ne bouge et je me trouve face à mon méfait. A l’intérieur, tout est parfaitement rangé. Trois étagères en fer froid. Sur la plus haute, deux petits cartons sont découpés pour tenir sur la hauteur de leur emplacement. Aucune inscription sur leur tranche. Sur l’étagère du milieu, une cartouche de gauloises brunes déjà ouverte partage la place avec quelques minuscules fioles contenant un liquide verdâtre. Je dévisse le bouchon d’une d’entre elles pour humer son parfum. Cette fragrance d’anis fortement alcoolisée que dégage l’absinthe me donne un haut-le-coeur.
Mes yeux balayent l’armoire, à la recherche du secret. Savoir et comprendre pourquoi papa s’évertue à tenir ce placard constamment fermé, à l’abri du regard de sa propre famille. Mais rien. La dernière étagère contient deux vulgaires briquets usagés, une boîte de cigare et deux bouteilles en verre à bouchons mécaniques. Je suis frustré. Tant de prises de risques inutiles, d’angoisses et de craintes de représailles pour finalement ne rien trouver. Je décide de poursuivre mes investigations et je sors tout ce fourbi pour vérifier chaque recoin.
Une fois mise à nue, la petite armoire est plus légère, si bien que je peux aisément la descendre de son buffet porteur. Mais à peine saisie, elle ripe contre le bahut, m’échappe des mains et choque fortement le sol en béton de la cave. Un bruit métallique en écho court mais puissant crève la nuit. Je suis transi de peur. Mon coeur s’emballe troublé par le sang qui afflue en jets puissants de tout mon corps. Ma tête bourdonne et il me semble que le vacarme produit résonne encore dans tout le quartier. Quelques secondes, le souffle coupé, je reste à l’écoute de la réaction. Puis, le silence. Moi et l’armoire au sol.
Un instant dégluti et je reprends mes esprits.
Dans son cœur éventré où gît l’amoncellement des étagères démontées, je vois dépasser le bout d’une enveloppe verte. Je tiens ma découverte. Celle qui, peut-être, explique tout. Je tire et extirpe le Graal d’un double fond malicieux. En guise d’adresse postale et en caractères soignés, est calligraphiée à la plume une mention évocatrice : « Pour toi, mon Marcel. »
La chute de la petite armoire du haut de son bahut jusqu’au sol dur de la cave a révélé une indiscrétion de taille. Je reste un instant songeur et partagé. Elle recèlait bien un trésor enfoui. De ceux qui animent la curiosité, qui permettent la découverte de l’autre à son insu et dévoile l’intime impudent. Excitant. Mais voilà, il s’agit des secrets de mon père, et la main mise sur cette enveloppe verte au parfum de romance sème en moi le trouble. Le bien ou le mal. Seul dans la nuit, assis en tailleur, les étagères désossées à mes pieds, j’ai dans les mains une prise et un dilemme.
J’ouvre l’enveloppe au risque de modifier à jamais la vision de mon géniteur ou bien je remonte l’armoire, replace la missive secrète dans le double fond et garde le silence sur cette péripétie. Il me faut prendre une décision. Ma réflexion de gamin ne m’apporte pas de réponse satisfaisante. L’enfant sage interpelle l’adolescent rebelle et réciproquement. Tiraillé de toute part, je remonte les étagères dans l’armoire et la repose sur le buffet. Son contenu revenu en bonne place, la lettre sur le sol n’attend que ma décision.
Il est tard. Mes yeux clignotent dans la pénombre de la cave et le sommeil m’arrache de ma piètre réflexion. Devant moi, la petite armoire remise de sa chute. Dans son creux, paradent à nouveau l’absinthe et les Gauloises brunes comme autant de béquilles affectives. A mes pieds, dans cette enveloppe verte, se blottit peut être l’amour, le vrai, celui que maman et papa ont oublié. J’ai à cet instant une vision sommaire mais cohérente de la vie de mon père. Une partie réelle et obscure faite de paradis artificiels, l’autre imaginaire racontée dans une lettre que j’hésite à lire.
Au fond de la cave, un verre posé sur l’évier en granit et dans un vieux carton sur la dernière étagère, quelques vieux briquets abandonnés. Mon regard tourbillonne pris dans les volutes électriques d’une envie irrépressible. De la fiole d’absinthe au verre, des briquets à la Gauloise, il n’y avait plus que quelques gestes automatiques. Et c’est avec une liqueur verdâtre dans la main et une cigarette à la bouche que je retourne dans le salon. Après avoir réanimé le feu endormi dans la cheminée, je m’installe dans le rocking-chair patriarcal. Je sirote en grimaçant le breuvage à l’anis fortement alcoolisé tandis que chaque bouffée nerveuse manque de m’étouffer. A sa place, à ma place, je bascule amplement sur le fauteuil et tout aussi largement dans l’ivresse.
Je m’endors.
Texte écrit en janvier 2010 et publié ici en plusieurs parties. Légèrement retouché et "amélioré"