La vigne à la colle

28.1.16

C’est en ordre de marche qu’un soleil rasant traverse le pare-brise et aveugle les sens. Il est trop tôt et l’heure indue nous transporte dans le fourgon-benne chargé de vendangeurs. Sur la banquette avant, nous sommes quatre serrés dans nos bleus de travail, la tête enfumé de l’été finissant. C’est le premier jour des vendanges, premier jour de la colle. Derrière, ils sont huit hommes et deux jeunes filles installés dans la benne sur des caisses brinquebalantes. On les entend brailler, en polonais, en espagnol ou en arabe. Ils se racontent la veille, la soirée arrosée et les filles qui roulent des yeux et du fessier.

Le vieux fourgon dégage une épaisse fumée blanche. Le tacot est remisé au transport de la colle, groupe composite qui va soulager la vigne de son fruit. Il roule lentement et tousse en secousses quand il faut gravir le premier col. Le chauffeur embraye, crache par la fenêtre quelques brins de tabac échappés de sa gauloise, puis accélère vivement dans la montée et envoie valdinguer la colle mal arrimée. Ça hurle en riant. Les hommes se collent aux jeunes filles, leur touchent les seins en prétextant que c’est la faute du chauffeur, cette branque de chauffeur.

Je suis au milieu de mes quatre camarades. Coincé entre le chauffeur et le hottier, grande baraque d’un quintal, au sourire inexistant. Le chauffeur fume cigarette sur cigarette et me souffle la fumée dans les yeux. Nous arrivons à six heures à l’entrée de la vigne. Un hectare de plaine à perte de vue, des rangs rectilignes sont tracés sur la terre nue comme peau de bébé. Tendu sur des fils de fer, la vigne nous attend de pieds fermes. Chaque cep porte quatre à cinq kilos de raisins qu’il faudra couper sans les quicher* dans le seau pour ne pas qu’ils perdent leur jus. La meneuse de colle, sexagénaire bondissante, sort la première du fourgon, compte les lignes et le temps qu’il faudra pour dévorer la vigne. Elle nous dispose en ringuette face à chaque rangée, passe vérifier dans les couloirs que nous sommes correctement équipés : paire de sécateurs propre et aiguisée, seau décrotté de la boue à son cul, chaussures adéquates – baskets à grosses semelles ou chaussures à petits crampons -, la tenue doit être réglementaire, pas de chemise évasée ni de veste trop large qui pourraient ralentir la colle en s’accrochant aux sarments belliqueux.

Chacun sur sa ligne de départ. La maîtresse part en tête et donne le tempo. Courbée comme une anse, elle avance à une vitesse délirante. J’entends le cliquetis de ses sécateurs tels des castagnettes en furie dans la vallée et avec un temps de retard, un bruissement plus lent de la colle accompagne la flamenca et forment un canon de sécateurs qui détrompe le silence de la nature. Le hottier circule dans les rangs. On lui verse les seaux sur l’échine en retenant le geste au maximum pour ne pas blesser ses épaules d’une charge de raisins trop vite précipitée. Le rythme est effréné. Personne ne lève la tête, pas même pour respirer. Je suis en apnée dans les souches, le nez perdu dans les ramures. Il faut rentabiliser les mouvements, couper trois grappes à la fois avant de les jeter dans le seau. On évite ainsi les va-et-vient – seau, souche, seau, souche. Tout appliqué à la vendange, je perds l’espace autour de moi, je ne suis plus qu’un coupeur qui file droit, harnaché au rang. C’est martial.

Au bout du couloir, certains lèvent la tête, les mains plaquées au bas du dos avec un rictus de douleur entre les dents. La meneuse rappelle à l’ordre l’équipe qui batifole et les têtes se renfrognent dans les touffes vertes. On ne voit plus que nos culs dépasser des lisières. Nos corps déshumanisés sont accordés à la vendange mécanique.
Le patron passe vers onze heures et déclenche une accélération du rythme pendant le quart d’heure qu’il passe à nous regarder besogner. Puis, il repart dans son auto rutilante, l’air satisfait du rendement.

Jusqu’au coucher du soleil, nous tournons de rang à rang et le soir, dans le fourgon, les paroles sont rares. Les corps tendus de fatigue se ramollissent sur la banquette et dans la benne, on s’allonge sur des paillasses de fortune. Les reins font mal mais ça n’empêche pas, après la douche, de voir par la fenêtre des chambres sortir les filles rassérénées. Nous les suivons avides jusque dans les ruelles basses du village. Elles dansent la sévillane en relevant leurs jupes ou improvisent des danses d’aujourd’hui dans la pénombre des cours. Beauté et douceur des mains lie de vin qui glissent sur nos joues, nous oublions le mal de dos, la colle et la vigne jusqu’à l’aube.

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*quicher : (Argot) Faire entrer de force un objet dans un espace plus petit que la taille dudit objet, tasser, esquicher.

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