La salade
17.5.16
Il est vingt heures. Le repas est prêt depuis une demi-heure. Maman tourne en rond dans la maison. Elle éteint une à une les lumières et baisse le chauffage. Tu n’aimes pas le gaspillage. Nous sommes face à face dans la pénombre. Nous t’attendons. Pas un mot ne vient éclairer la situation. Elle fulmine, je me désole. Elle se lève de sa chaise pour l’énième fois et remue avec rage la salade composée. Elle dit : « ça va cuire ! » et se rassied. Je ne sais pas ce qui va cuire, je ne comprends pas. J’apprendrai plus tard que laisser une salade trop longtemps dans sa sauce vinaigrée la saisit et finit par la cuire.
Tu arrives. Le pas est hésitant. La clé cherche le trou de la serrure en tapotant sur la charnière. La grande porte finit par s’ouvrir et un couinement résonne dans toute la maison. Le parcours du vestibule à la cuisine est difficile. Tes épaules rebondissent sur les murs de l’escalier principal. Tu titubes, rates une marche ou deux. Pour te donner de la consistance, tu tousses plusieurs fois. Un silence. Une pause pour reprendre ta respiration et tu continues le périple.
Maman se plante en haut de l’escalier les mains sur les hanches. Visage éteint, je ne bouge plus, le souffle coupé. Tu atteins enfin la dernière marche. Le silence se fait éternel et oppressant. Tu croises ta femme sans un regard. Tu traverses la cuisine, sembles ne pas me voir et maman reste figée dans le hall. Je te regarde furtivement – je ne sais pas si j’ai peur, je ne sais pas si je dois te parler – puis je baisse la tête. Tes yeux sont révulsés, tes cernes gonflés. Après quelques tours sur toi-même comme un chien tourne autour de sa niche, tu t’assieds enfin à ta place. Tu déplies ta serviette et vires péniblement le regard vers moi. Tu murmures quelques mots impénétrables. Tu bafoues et salives âprement. Ta tête semble posée sur un cou trop souple. Tes mains se plaquent sur la table, tu tends les bras afin de relever le buste, reprendre de la contenance. La position ne dure que quelques secondes. Tes coudes retombent et ton corps s’amollit sur la chaise.
Tes yeux roulent. Tu tangues, ravales un rot qui gonfle tes joues. Tu sors une langue molle en regardant le saladier : « Qu’est-ce qu’on mange ? ». Une émanation anisée envahit la cuisine. Maman entre, touille une dernière fois la salade et te sert nerveusement en faisant claquer les cuillères dans ton assiette.
Tu es encore entré ivre ce soir.