Alberto et le modèle
23.6.16Est-ce dans la cisaille du temps que la forme naît ?
Quelle est sa perspective ? Qui se rencontrent quand de la courbe naît une
arête ?
Elle est arrivée par un matin grêleux ; elle a déposé
son sac et sa tristesse dans le vestibule, à même le sol couvert de craie. Sans
un bruit, après quelques pas chassés, elle a salué timidement. Sa bouche pincée
voulait dire un sourire, briser la froidure du lieu et de l’homme assis, déjà
au travail, face à son chevalet.
Alberto lui a fait un signe de la tête, un hochement imperceptible – peut-être s’agissait-il d’un simple battement de paupières, peut-être que sa tête n’a pas bougé, certainement n’y a-t-il eu qu’un rapide mouvement, un cillement dans un écrin de suie. Il lui a fait signe de s’assoir, face à lui, sur cette chaise tressée de paille ; une chaise comme on peut en trouver partout, une chaise banale mais usée en son centre par quelques épis déguenillés. Elle s’est assise après avoir aperçu au fond de la pièce, le poêle à bois éteint et rempli d’une vieille cendre lourde. Elle s’est assise après avoir demandé pourquoi il n’était pas allumé par ce froid qui giflait ses joues. Une fois installée, elle a cherché la réponse qui ne venait pas et la meilleure position sur la chaise : pieds à plat et mains sur les genoux, torse droit ou légèrement courbé vers l’avant pour montrer à l’artiste son intérêt, se rapprocher, montrer sa joie d’être là. Mais quelle que soit la pause, la joie n’est pas venue. La joie n’a pas réussi à franchir ses lèvres, à abolir la distance entre elle et lui, entre lui son tableau et elle – triptyque sourd sans sommet. Alors, elle s’est tenue là dans l’attente d’un souffle, d’un temps à naître, d’une brisure – sage et patiente. Ses mains posées l’une sur l’autre, le regard empli d’une admiration taiseuse, elle a fait toutes sortes de contorsions mentales pour lui plaire. Elle a tendu les traits, allongé son cou, excavé ses reins, gonflé ses seins, créé entre ses lèvres un sourire lumineux, songé à une pâmoison farouche qui allumerait un incendie dans ses yeux. Mais rien n’est advenu. Si ce n’est, du fusain, les encoignures du temps.
Alberto lui a fait un signe de la tête, un hochement imperceptible – peut-être s’agissait-il d’un simple battement de paupières, peut-être que sa tête n’a pas bougé, certainement n’y a-t-il eu qu’un rapide mouvement, un cillement dans un écrin de suie. Il lui a fait signe de s’assoir, face à lui, sur cette chaise tressée de paille ; une chaise comme on peut en trouver partout, une chaise banale mais usée en son centre par quelques épis déguenillés. Elle s’est assise après avoir aperçu au fond de la pièce, le poêle à bois éteint et rempli d’une vieille cendre lourde. Elle s’est assise après avoir demandé pourquoi il n’était pas allumé par ce froid qui giflait ses joues. Une fois installée, elle a cherché la réponse qui ne venait pas et la meilleure position sur la chaise : pieds à plat et mains sur les genoux, torse droit ou légèrement courbé vers l’avant pour montrer à l’artiste son intérêt, se rapprocher, montrer sa joie d’être là. Mais quelle que soit la pause, la joie n’est pas venue. La joie n’a pas réussi à franchir ses lèvres, à abolir la distance entre elle et lui, entre lui son tableau et elle – triptyque sourd sans sommet. Alors, elle s’est tenue là dans l’attente d’un souffle, d’un temps à naître, d’une brisure – sage et patiente. Ses mains posées l’une sur l’autre, le regard empli d’une admiration taiseuse, elle a fait toutes sortes de contorsions mentales pour lui plaire. Elle a tendu les traits, allongé son cou, excavé ses reins, gonflé ses seins, créé entre ses lèvres un sourire lumineux, songé à une pâmoison farouche qui allumerait un incendie dans ses yeux. Mais rien n’est advenu. Si ce n’est, du fusain, les encoignures du temps.
Alberto Giacometti by Sabine Weiss, 1954 http://fantomatik75.blogspot.fr/2012/04/nous-sommes-des-nains-sur-des-epaules.html |