Anna et Joseph
25.6.16
Où vont se perdent les regards croisés ? Que reste-il de l’instant où j’ai su que jamais je ne te parlerai ?
Anna s’ennuie. Pas simplement aujourd’hui qu’elle est, ici, assise sur ce banc au milieu du jardin du Luxembourg. Pas uniquement parce que son père à côté d’elle ne lui parle plus. Pas parce que le jour est pauvre, qu’il y fait gris et que les nuages bataillent avec un ciel gourd. Non, Anna s’ennuie tout court. Elle s’ennuie dans sa vie. D’ailleurs souvent elle se demande si vraiment elle y est, dans sa vie. Tout tourne autour, à l’extérieur d’elle. Circonvolutions au sein desquelles elle se perd. Ça va trop vite et elle reste sur place, figée dans un silence qui se perpétue. Elle est spectatrice d’une existence qui court seule, sans elle. Qui cavale sans l’attendre. Elle est la fille sur le bord de la route qui tend son pouce mais que personne ne prend.
Joseph aime sa fille. Pas simplement parce que tous les mardis, elle vient le chercher à son appartement pour leur promenade hebdomadaire. Pas uniquement parce qu’elle est belle et attentionnée, pas parce que ses traits dessinent dans un miroir le visage de sa femme perdue il y a des années. Non, pas seulement pour ça. Il l’aime parce qu’elle a ce fond de tristesse qui le rassure, le regard clair d’un bonheur qui ne fuit pas l’ennui. Et surtout il l’aime parce qu’elle n’a pas peur de se taire.
Ils rentreront peu avant dix-neuf heures quand Joseph aura un peu froid et qu’Anna le devinera. Ils rentreront et Anna se pendra au bras de son père, une joue sur son épaule. Elle l’aidera à grimper jusqu’à son appartement par un escalier sans rampe. Ils s’embrasseront pudiquement sur la joue d’un baiser qui glissera jusqu’aux lobes de leurs oreilles. Il y aura eu le silence et la préciosité de l’instant.
Je les aurai suivis comme tous les mardis. Anna l’aura remarqué, nos regards se seront croisés, sur le banc et dans les allées. Elle redescendra rapidement les escaliers alors que sur le trottoir je l’attendrai. Et j’aimerai qu’elle se taise encore.
Anna Karine & Jean-Luc Godard |