#LesGens - Semaine 24 -
19.9.16Reprise ici, le lundi, des posts Facebook #LesGens de la semaine écoulée : traversée entre les gens, leur lieu, leur instant. Un regard forcément biaisé sur eux et ce qu'ils dégagent parce que c'est écrit et que ça passe par la tête avant d'arriver aux doigts. Ce n'est pas la réalité mais ça pourrait lui ressembler.
Semaine 24 : Dernier passage de l'homme au tracteur, Mamie veut des câlins, deux beaux geeks, l'homme triste fait ce qu'il peut et la femme blanche taille le trottoir.
Et cette semaine un bonus offert par Sylvie Pollastri qui a relevé le défi de continuer le texte de vendredi dernier sur "l'homme triste".
(J'ai fait ce qu'il fallait, pourtant. J'ai pris
la vie à bras-le-corps sans rechigner à la tâche. J'ai étudié puis travaillé.
J'ai obtenu au fil des années un bon salaire, enfin suffisamment bon pour me
permettre de nourrir ma famille et nous octroyer quelques plaisirs de temps à
autre. J'ai un peu épargné aussi, des sous de côté pour les enfants. J'ai
fait ce qu'il fallait. Je n'ai pas pensé qu'à moi.
Le week-end, j'ai emmené les enfants au foot, à
la danse, au cours d'équitation, pour la culture au musée et au cinéma, voir
quelques pièces de théâtre aussi, surtout celles qui les font rire. Parce que
j'ai fait ce qu'il fallait pour que tout le monde rie, soit heureux. J'ai
aimé ma femme, le lui ai dit, le lui ai prouvé. J'ai fait ce qu'il fallait.
Elle sait que je l'aime, même encore aujourd'hui. On forme un beau couple,
tous nos amis le disent et nous envient. Je suis sûr qu'elle m'aime aussi.
J'ai fait ce qu'il fallait.
J'ai fait ce qu'il fallait : c'est ce que me dit
le regard de cet homme triste, ce midi à la brasserie, un homme aux yeux
perdus assis seul à sa table devant une cuisse de poulet rôti et quelques
frites.)
Pourtant, le sol se dérobe sous mes pas. Le poids
de ma vie d’homme, son luxe modeste, ses choix comme tout le monde, sa beauté
comme il faut quand nous marchons, sa main à elle dans la mienne, les enfants
encore sages devant, avec nos tenues de détente, dans les allées du parc.
Peut-être une boisson gazeuse. Oui une glace, mais à l’eau ! Le repas nous
attend chez la belle-famille. Pourquoi ?
Pour quoi ? J’ai fait ce qu’il fallait et je sens
une fêlure, une presque faille, comme la peau craquelée du poulet dans
l’assiette et ses frites qui, refroidissant, deviennent molles. Je suis mou.
Voilà. Un avant-gouffre.
L’homme triste vient de repousser son assiette.
Non, d’un mouvement rapide et silencieux il éloigne son torse de la table,
brusquement raide et droit. J’ai l’impression qu’il va soudain se lever,
payer directement à la caisse et ainsi disparaître.
Suis-je rassasié ? Ai-je trop mangé de cette vie
moyenne, cadrée, avec sa tranche d’imposition ni trop ni pas assez, son PEL
et son assurance-vie ? Tant d’autres choses à faire, à épargner, à préserver.
Les tiens. J’ai l’impression d’agiter cette petite boule de verre avec toute
ma vie dedans sur laquelle tombe une neige factice, tandis que je repose le
globe, un peu lourd soudain, sur la table.
J’ai fait ce qu’il fallait, pourtant. Et je ne
crois plus en cet homme.
Je le vois détourner son regard du miroir qui
tapisse un côté du mur de la brasserie. Pourquoi avoir choisi une cuisse de
poulet rôti ? Les frites deviennent trop molles en refroidissant. Je me lève.
J’ai encore cette raideur soudaine dans le haut du corps.
Sylvie Pollastri
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