La planque
23.10.16
Elle le pensait dans sa chambre en train de ruminer la punition qu’elle venait de lui infliger. Mais Jimmy a fait mine de monter les escaliers, usant de sa ruse favorite : grimper les marches à moitié, jusqu’au point où il disparaît de la vue de quiconque se trouve dans le salon et attendre que sa mère bouge, qu’elle sorte de la pièce pour en rejoindre une autre et, quand la place est libre, retirer ses chaussures pour masquer le bruit de ses pas, redescendre tel un sioux, le corps courbé vers l’avant et sur la pointe des pieds, puis se faufiler derrière le canapé.
Il a attendu là, la respiration courte, recroquevillé entre le dos du sofa en velours côtelé et le chauffage mural qui lui rougissait les joues. Il a attendu une longue demi-heure, à étrangler des accès de toux au fond de sa gorge, à mastiquer l’angoisse dans son ventre, à ronger quelques ongles jusqu’à la peau et ravaler en silence de la salive grasse qui lui coulait à grands flots dans la bouche. Il a élimé le temps, conscient de la prise de risque mais certain de son bon droit ; celui de sortir de la maison pour aller la rejoindre, rassuré par les battements de son cœur qui s’accéléraient lorsqu’il songeait à elle, à sa moue désarmante, à sa natte blonde qui lui chatouillait le nez, à son odeur de champ de blé et à son rire musical. Il a patienté avec un bonheur grandissant, une adrénaline qui aiguisait ses zygomatiques et un désir qui lui piquait l’entrejambe jusqu’au moment où sa mère, frôlant le canapé, est passée devant lui sans l’apercevoir, s’est rendue dans la cuisine et s’est saisie de la bouteille vide qui traînait sur la table. C’était maintenant, il était prêt. Il a déplié ses jambes qui s’étaient engourdies, a regardé autour de lui pour réviser le chemin qu’il allait prendre pour se sauver : la porte du salon, le corridor, un saut de puce pour attraper son sweat-shirt à capuche qui l’attendait sur la patère, la porte de sortie, deux tours rapides des clés qui sont toujours dans la serrure, la rue qui allait le libérer et enfin le chemin caillouteux pour monter au lieu du rendez-vous, le terrain d’herbes rases qui surplombe le pâté de maisons.
Sa mère est descendue à la cave pour remplir la bouteille de vin de son père. C’était une de ses tâches quotidiennes. Il ne fallait pas que le père rentre sans qu’il trouve la bouteille à nouveau remplie pour son repas. Jimmy a attendu encore un peu, le temps de discerner, remontant l’escalier comme un sauf-conduit, le son qu’il connaît bien des claquements de pas sur la dalle de ciment de la cave. Un bruit de castagnettes qui le faisait rire lorsqu’il était minot et que sa mère, toujours chaussée d’escarpins à hauts talons, prenait un malin plaisir à accentuer en dansant comme une Sévillane. Il a patienté encore quelques minutes et lorsqu’il a entendu le gloussement du vin s’échapper de la barrique puis le vieux rouge tannique couler dans la bouteille, il est sorti de sa cachette comme un diable de sa boîte.
Il a couru et rapidement, s’est retrouvé face à elle près de l’arbre qu’ils affectionnaient tous les deux. Elle attendait, depuis longtemps. Trop longtemps, lui dit-elle. Désormais, il faut que je rentre, rajouta-t-elle le regard grave en balayant de son pied quelques graviers. Les mêmes que Jimmy sentait monter de son ventre le long de sa gorge sèche.
Sound of Summer Running, © Raymond Meeks |