En crabe
5.8.18
La rue tenait son rôle de rue quoi qu’il advienne. Celui de faire circuler les gens dans un ordre que l’on aurait pu croire aléatoire alors qu’en définitive, la rue calculait tous les déplacements. La preuve en était que les accidents, du moins pour les piétons, étaient très rares. Même serrés sur les trottoirs, face à face et en marche avant, chacun savait ce qu’il devait faire. Descendre ou monter au bon moment sans que cela ne demande de calculs préalables. De la même façon, nous nous croisions sans problème, nos épaules étant téléguidées pour se tourner soit à droite, soit à gauche en fonction du mouvement effectué par notre vis-à-vis. La rue nous guidait et c’était chose commune de dire que personne jusqu’à présent ne s’en était plaint. On observait bien de temps à autre quelques accrochages mais sur le nombre de croisements réussis, la proportion d’incidents graves demeurait insignifiante.
Tout cela était très bien jusqu’au jour où l’on assista à un dérèglement de la circulation piétonnière inédit. Ou pour être plus précis, un dérèglement des piétons eux-mêmes. Ils se mirent soudain à marcher en crabe. Non seulement de côté donc mais aussi à reculons et les bras écartés. La rue ne sut plus comment s’y prendre pour réguler un tel trafic. Tourner les épaules, les bras ainsi écartés, ne résolvait plus aucun croisement, pire, cela provoquait des collisions en chaîne qui faisaient chuter une à une chaque personne s’aventurant à croiser quelqu’un sur le trottoir. Monter, descendre n’était pas non plus chose facile tant l’envergure de chaque individu s’était multiplié par deux voire par trois. Il en résultait que les bras débordant du trottoir se faisaient embarquer par le flot des véhicules. Ce fut le chaos pendant plusieurs semaines où la rue n’arrivait plus à compter le nombre de chutes mortelles ni celui des amputations des membres supérieurs.
Bientôt, plus personne en capacité de marcher dans la rue ne possédait de bras. Manchote, circulant de côté et à reculons, la rue dut s’adapter à cette nouvelle population. La nature toujours reprenant ses droits, peu à peu, elle trouva de nouveaux repères. Monter et descendre du trottoir sans bras fut au début un peu difficile tant l’équilibre était précaire mais, paradoxalement, débarrassés de l’envergure gênante des individus, les croisements sur les trottoirs s’en trouvèrent facilités. Si bien que chacun à nouveau se croisa comme au bon vieux temps où l’on marchait de face et en marche avant.