De l’enfance, je retiens la douleur des autres et comment ils s’évertuaient à la masquer. Faux semblants et visages irradiés de mensonges, ombre épaisse leur barrant le cou cachée sous des écharpes de joie.
Douleur qui traversait la mienne, elle-même dissimulée grâce aux murs de paille érigés autour du bonheur.
Longtemps, ce qui en résultait de silence en moi oeuvra à ouvrir les mots d’aujourd’hui.
Ce paquet lourd jeté à la mer qu’est le corps parfois. Malmené par la tête qui dodeline au vent, part et redresse sans cesse. Jour de tempête entre les oreilles où rien ne s’efface mais où tout bouscule. Des douleurs d’enfant cognent à la porte avec leur masque en forme de sourire. Ça va, ça vient et quand ça vient, ça va. On se dit ça quand la vague passe, la langue pleine de sel.
On doute de notre regard. Des îlots de réalité qui le composent. Les points et les lignes qui tiennent le tout ont des tremblements. Petit séisme dans l’appréhension de ce qui se dresse devant nous. Il faut retenir nos langues qui auraient vite fait d’expliquer les petites erreurs du réel. Il y a trop peu d’arbres qui traversent la ville pour nous rassurer. Rien que ce trou sur le trottoir ne présage rien de bon.
J’ai vu passer une solitude ce matin tôt avec son charriot d’angoisses, sur le trottoir cahin-caha trottant comme une enfant un premier jour d’école.
Son regard tombait sur ses souliers neufs, ceux que l’on a tous un jour portés, ceux qui brillent trop, que maintenant elle aimerait vite salir pour pouvoir marcher plus droit.
La ville a des sons lourds qui font tampons dans les oreilles. Ça convoque l’eau qui bouche à l’heure du bain, revient comme bouteille à la mer puis arrondit les bruits alentour pour plonger le souvenir dans une nasse.
Le clocher sonne un repic étouffé, les pas flâneurs du dimanche glissent sous des éponges. Les disparus reviennent, leurs voix passées au tamis glissent au-dessus des toits. Je les entends loin, enfant étanche au monde, tête et pensées sous l’eau.
Dehors tourne à vide sur un homme dans la rue. Il rit seul, assis sur un banc de fer blanc. Il rit bouche ouverte pour que sorte la douleur. Il rit sur une plaie aussi rouge que le banc est blanc. Jusqu’au moment où son oeil retourne vers toi le malaise. Jusqu’à cet instant où tu sais qu’à ton tour il faudrait rire.
On ferait bien de boucler chacun de nos jours par un double noeud, bien serré ; en utilisant à cet effet un emballage solide, de cette matière plastique résistante dont on fait les sacs poubelles.
Bouclons avant la dernière heure. Remords, petites hontes mal digérées, rogatons de mensonges, orgueils mal embouchés et autres salmigondis de pensées. Bourrons tout notre mou et serrons bien fort les liens, pour qu’aucune odeur ni flétrissure ne vienne pourrir le lendemain.
Ainsi, repartons débarrassés des scories de la veille avec la ferme intention de faire du nouveau jour moins de déchets. Mais ne nous leurrons pas : gardons en tête que l’Intention bien que louable est vaine, acte de vanité irrépressible qu’il sera bien temps d’expier et d’emballer dans le prochain sac que l’on ferait bien de boucler…
Tu dis qu’enfant, on ne t’avait pas vendu ce futur. Tu tailles un crayon et tu penses à la mine et à sa polysémie.
T’en tires une mine ! Assis là, à la table de lecture, en train de faire coïncider souvenirs et avenir.
Tu sais bien qu’il y a plus malheureux que toi, t’es pas à la mine ! Tu souris, reposes le crayon, souffles sur les rognures de bois. Elles retombent lentement, bien où elles veulent, déjà tout à leur futur.
Le ronronnement d’un moteur, le roucoulement d’un pigeon, la lumière dans sa paresse. Le matin et un tremblement dans les yeux, le temps d’apprivoiser le monde.
Il y a aussi l’odeur de la pomme que l’on vient de trancher en deux. Le goût du sucre qui prend le plaisir par la main jusque dans la succion d’un pépin, avant son revers âpre quand on le croque.
La lumière monte sans grand entrain. On a envie de la pousser dans le dos, de soulager la digestion de tous les pépins passés. Le moteur pourrait aider s’il n’était pas tout à son affaire de moteur. Un tremblement et la voilà, fière lumière, sur les toits à fricoter avec les pigeons. Jour.
Avec des coupes dans la lumière et des aplats d’ombres, février continue à regimber. Il n’est pas du matin, traîne et charrie les couleurs comme de longs bâillements. On lui aimerait une mère assez autoritaire pour le lever du lit. Debout, février, il est déjà neuf heures ! Mais rien, février est un fainéant blotti sous sa couverture de nuages. On n’en tirera rien.
Il faudrait équeuter les heures, n’en garder que le vert et le tendre, laisser tomber les saillantes, les âpres, les mauvaises en bouche et occuper ce qui reste de minutes avec un tas de pensées vagues que l’on finirait par laisser s’enfuir, libres, par la fenêtre.
Midi et j’ai les yeux suspendus aux fils électriques qui passent devant les fenêtres de l’immeuble voisin.
C’est beau, les fils électriques, le charme de la désuétude. Ils tiennent à la rue comme à ma petite mélancolie, de par leur lent balancement entre une brise sans importance et le cataclysme chimique qui occupe mon esprit.
Si un quidam passait, il dirait de ma tête qu’elle est ailleurs ; oui ailleurs, à cheval sur un déséquilibre, en porte-à-faux pour dire vrai.
Le rêve est un puits par lequel je remonte lentement. Je suis par-dessus la vie. Omniscient du rien qui fait plein. Un pigeon piétine sur un toit dans un affolement d’ailes et tout un monde s’agite. Dans le ciel, une lucarne s’ouvre par un fondu au noir de cinéma et offre une intensité à partager. Puis tout s’emballe, de bric et de broc : le pigeon ouvre la lucarne, le ciel bat des ailes, le puits m’appelle sans fin. Rien ne tient la route. Pourtant la route est là, sous mes pieds, tangible, dense et aérienne pour autant d’espaces sans pareil.
Il y a toujours ce cercle de rouille sur la toile cirée, trace du vieux vase en étain qui trônait constamment sur la table de la cuisine.
Il y a toujours ce cercle de rouille parce que l’eau du vase débordait légèrement, coulait le long, tombait sur la toile cirée, encerclait le vase.
Il y a toujours ce cercle de rouille. Même si on ne veut plus de la mauvaise odeur de l’eau des fleurs, la mémoire s’enroule. Le vase s’est éteint, table et toile sont remisées mais la rouille demeure.